“Poussin et l’amour”; a Lyon l’importance de l’amour et surtout de l’érotisme dans son œuvre.

di Philippe PREVAL

Poussin et l’amour

Après avoir consacré une très belle exposition à Poussin et Dieu, le duo constitué du conservateur Nicolas Milovanovic et de l’historien d’art, Michael Szanto, se reforme pour présenter cette fois, Poussin et l’Amour.

D’une certaine façon, ces expositions, par la profondeur de leur travail de recherche et la richesse de leur catalogue, se situent dans la lignée des expositions magistrales de Pierre Rosenberg, comme Poussin et la Nature (New York, 2005). Le visiteur doit se préparer non seulement à voir une quarantaine de très beaux tableaux, datant presque tous du début de la carrière du peintre, à s’en délecter pour reprendre l’expression de Poussin (Les Andelys, 1594 – Roma, 1665) lui-même, mais aussi à cheminer avec la pensée des deux auteurs et à en nourrir sa réflexion dans les jours ou les semaines qui suivent sa visite.

Figure 1 Venus et Adonis (détail), Musée des Beaux arts Montpelier.

La connaissance des premières années de Poussin à Rome a profondément évolué au cours des dernières décennies. Le génial Anthony Blunt qui a tant fait pour le peintre français leur accordait peu d’intérêt. Les grands chapitres de son livre, qui constitue toujours une référence, sont consacrés au peintre philosophe, en particulier à ses rapports avec le stoïcisme. Jacques Thuillier notait de façon marginale dans son catalogue raisonné, que Poussin avait fait « des œuvres érotiques ». Il fallut attendre l’exposition du Kimbel museum organisée par Konrad Oberhuber [1], puis celle de Denis Mahon à Rome en 1999 et enfin un article séminal de Timothy Stranding [2], pour y voir plus clair sur le déroulement des premières années romaines du peintre normand et pour comprendre, du même coup, l’importance de l’amour et surtout de l’érotisme dans son œuvre.

Sans doute parce qu’il a été acquis par le musée des beaux-arts de Lyon, hôte de l’exposition, il y a quelques années, l’exposition s’ouvre avec la mort de Chioné, qui a un rapport très lointain avec l’amour mais le mérite de montrer qui était Poussin avant Poussin, c’est-à-dire avant son voyage en Italie et sa confrontation avec Raphaël, les Bacchanales de Titien et les œuvres de l’école des Carrache, qui ont catalysé sa peinture. Au premier plan, un grand nu féminin a la sensualité d’un morceau de bois. Quelques mètres plus loin, et datant d’à peine quelques années plus tard, on peut admirer la Vénus épiée par deux satyres de Londres, d’un abandon voluptueux auquel il est difficile de rester indifférent. Mais ce tableau permet de marquer, dès l’emblée, la forte relation que Poussin entretient avec Ovide [3].

Nicolas Milovanovic consacre à ce sujet un essai très éclairant et très pédagogique dans le catalogue. Cette relation est si profonde qu’elle permet au peintre[4], comme on peut le voir dans la suite de l’exposition, de s’écarter de la lettre du texte, tout en étant fidèle à son esprit. Cette première partie de l’exposition, consacrée à la notion d’inspiration, fondamentale pour Poussin, qui considère, à la suite de Titien, qu’il fait des poésies, c’est-à-dire qu’il est un poète, permet d’admirer trois chefs d’œuvres, les deux Inspirations, celle du Louvre, tout juste restaurée et celle de Hanovre et le Triomphe d’Ovide, qu’il est possible de voir correctement[5] dans la scénographie simple et juste choisie par les exposants. Le visiteur pourra remarquer le nu féminin inspiré de celui de la Bacchanale des Andriens, lui-même inspiré de l’Arianne du Vatican, lui-même, etc… et un petit satyre qui pointe sa tête cornue entre deux arbres ainsi que tout un monde de détails et de questions ouvertes qui font la richesse des grandes œuvres. Que font ces deux colombes au premier plan, en compagnie de ce putto qui aiguise une flèche d’or. Mais alors s’agit-il de Cupidon ? Et cette beauté dénudée, est ce Vénus elle-même ?  Le personnage central est-il un hommage discret à Giambatista Marino [6] qui a eu une grande influence sur Poussin au début de sa carrière et qui est mort en 1625 ?

La section suivante présente différents tableaux sur le thème antique de Vénus (qu’on a longtemps identifiée comme une simple nymphe) épiée par des satyres. Deux de ces tableaux sont des chefs-d’œuvre, celui de Londres et celui de Zurich. D’autres semblent reprendre et réassembler certains composants d’autres tableaux. Le « copier-coller » est une grande tradition en peinture, mais celui-ci a quelque chose de mécanique. Comme l’avait justement noté Timothy Stranding, les premières années du séjour romain de Poussin furent très difficiles. Se retrouvant sans protecteur, dans une ville qu’il ne connaissait pas, du fait de la mort de Marino qui l’avait fait venir et de l’absence de ceux à qui le poète l’avait recommandé, Poussin dut vivre d’expédients, connaître une certaine bohême. Il vendit ses toiles très peu cher (sept écus pour une bataille, alors qu’il en fallait trente pour vivre un mois) et en produisit beaucoup. Timothy Standing avait émis l’hypothèse que Poussin travaillait d’une façon originale en produisant diverses toiles non finies qu’il montrait à des amateurs, achevant ou modifiant celles qui suscitaient un intérêt. C’était un genre de taylorisme mêlé de darwinisme économique. On comprend que cette idée, si éloignée de l’artiste inspiré, du poète en tableau, ait pu choquer.

La juxtaposition des toiles présentées dans l’exposition permet d’ajouter une autre hypothèse : celle de l’assemblage d’une composition à partir d’éléments « préfabriqués » (la belle endormie, la main de la jeune femme se touchant le sexe, geste hérité de la Vénus d’Urbino, le satyre caché derrière un arbre, Cupidon endormi…) ou du moins préconçus. D’une certaine façon, Poussin met au point un vocabulaire de formes avec lequel il produit des tableaux [7]. Sans remettre en cause les réflexions sur l’importance de l’amour et de l’inspiration poétique des concepteurs de l’exposition, il semble clair que ces œuvres sont également guidées par la nécessité de produire rapidement et en grand nombre des tableaux faciles à aimer, des tableaux de cabinet d’amateur. Ces tableaux qui font du spectateur un voyeur auront parfois un destin compliqué. Blunt les trouvera « salaces » et certains « amateurs » n’hésiteront pas à les mutiler et même à se vanter de l’avoir fait. Mais Louis XIV n’a-t-il pas fait détruire des fresques de Primatice pour les mêmes raisons. Poussin a des libertés joviales et voluptueuses qui ne se retrouveront que sous Louis XV et même lui se les interdira dès que sa carrière s’affermira.

Figure 3 Vénus et Adonis (détail), Kimbell Art Museum, Fort Worth, Texas
Figure 2 Acis et Galatée (détail), National Gallery of Ireland, Dublin

Mais s’il est guidé par des motifs alimentaires, force est de constater que le résultat qu’obtient Poussin n’en est pas moins enchanteur.

L’Hermès et Aglaure de l’Ecole des beaux-arts est d’un abandon délicieux, le Mercure et Vénus de la Dulwich gallery, incroyablement érotique, le Vénus et Adonis de Fort Worth, d’une tendresse et d’une volupté admirable

« un morceau de bravoure d’un érotisme torride et romantique »

dit le catalogue.

Poussin est tellement à l’aise dans ce domaine qu’il se permet de prendre une distance humoristique : Vénus (dans le Mars et Vénus du Louvre, dont la réhabilitation récente est principalement due à la science et au courage de Pierre Rosenberg) qui est nue en compagnie de son amant militaire, fait le signe des cornes.

Figure 4 Vénus et Mars (détail, Louvre, Paris). le geste moqueur de Vénus

Et en effet, sur la colline qui occupe l’arrière-plan du tableau, on remarque Adonis, qui rejoindra sans doute la déesse une fois que ce grand imbécile de Mars l’aura laissée pour aller guerroyer. Jules Romain avait peint à Mantoue, une véritable scène de Vaudeville, Mars poursuivant Adonis nu, pour le tuer, Vénus, nue également, essayant de le retenir, ce qui laisse supposer qu’ils avaient été surpris au lit.  Poussin a plus de retenue que Jules Romain mais fait passer la même idée : Mars qui cocufie à plein temps Vulcain, est lui-même cocufié par Adonis, l’arroseur est ainsi arrosé.

S’il garde la note juste, s’il est toujours sensuel sans être ni vulgaire, ni banal, c’est sans doute parce que Poussin est intimement pénétré du fait que Vénus est l’alma Venus, pour reprendre l’expression de Lucrèce, Vénus est non seulement le principe qui perpétue la vie sur terre mais aussi celui qui maintient la paix et la concorde au sein de l’humanité.

Le parcours se poursuit par les bacchanales, les tableaux où Poussin célèbre, à sa manière, le culte de Bacchus, son enfance, son éducation, ses cortèges… l’union du vin et de l’amour est une vieille histoire. Ovide dit que Bacchus dans Vénus, c’est du feu dans le feu. L’ivresse libère et renforce les pulsions amoureuses. C’est la petite musique qu’on entend sous les deux toiles intitulées nymphe et satyre, l’une à Dublin, l’autre au Prado (celle du musée Pouchkine n’ayant pu venir pour cause de guerre), on comprend que les fiasques vidées, Bacchus cédera la place à Vénus… La confrontation des deux toiles, de structure quasi-identique et pourtant très différentes, est un des grands moments de l’exposition. Il faut attendre les cathédrales de Monet pour retrouver la même impression de variation sur un thème, et qu’importe, si Nicolas Poussin les a peintes pour payer sa logeuse ou s’offrir un plat de fèves.

La quatrième section est intitulée Amour et mort. Il est vrai que pour Ovide, les histoires d’amour finissent mal, le plus souvent. Poussin n’a pas représenté la mort de Sémélé, désintégrée par la puissance de Zeus, mais nous pouvons admirer, l’Acis et Galatée de Dublin (les deux amants sont tendrement enlacés avant que le Cyclope ne tue Alcis), l’Adonis de Caen ou le Narcisse du Louvre. Ce dernier est un bon exemple de distance entre le texte et la peinture. Narcisse ne se noie pas en voulant rejoindre son image reflétée par l’eau d’un lac, il se laisse mourir au bord de celui-ci. C’en est assez tour tuer la nymphe Echos, qui est déjà partiellement transformée en rocher.

Avant de se clore avec le dernier tableau de Poussin, Apollon et Daphné du Louvre, que le peintre a laissé inachevé, crépuscule crépusculaire, une dernière section permet de quitter l’exposition sur une note d’optimisme : Omnia vincit amor. Poussin trompe à son tour Ovide avec Virgile. L’amour vainc tout, d’abord Mars, mais aussi la barbarie ou la sauvagerie représentée par Pan (avec le jeu de mot traditionnel sur le double sens du mot).

« Poussin comme le poète antique, nous montre que le monde est régi par l’amour »

conclut justement Michael Szanto.

Et c’est le cœur gonflé d’enthousiasme et de reconnaissance pour les auteurs de l’exposition qui ont bravé les guerres, le covid et le reste pour réunir ces chefs-d’œuvre et les ont présentés de façon si pertinente et jubilatoire et aussi pour le musée des beaux-arts de Lyon qui a eu le courage de faire une exposition si ambitieuse, que, tel Charlot à la fin de ses films, nous rentrons chez nous ! Quant à toi lecteur, si tu ne l’as pas encore vue, rappelle-toi que Lyon est à 2 heures de train de Paris, à 5 heures de train de Londres et que la ville est maintenant desservie par Trenitalia, ce qui la met dans la banlieue de Rome ! Alors, « Cours-y vite. Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, il va passer ».

Philippe PREVAL   Paris  22 Gennaio 2023

NOTE

[1] Poussin: The Early Years in Rome, 1990.
[2] Poussin’s erotica, Apollo Mars 2009.
[3] Il en va de même pour Titien, un siècle plus tôt, comme l’a montré Panofsky.
[4] Là encore, le parallèle avec Titien est évident. Voir par exemple Vénus et Adonis du Prado. Dans le texte c’est Vénus qui quitte Adonis, dans le tableau, c’est Adonis qui s’arrache aux bras de Vénus.
[5] Il plane généralement à 4 mètres d’altitude dans une lumière latérale à la galerie Corsini et est parfaitement invisible.
[6] Marino qui a composé l’Adone, souvent cité, rarement lu, était le poète de cour de Marie de Médicis et un grand érudit. Il a hébergé Nicolas Poussin à Paris et l’a invité à Rome. Hélas quand Poussin est arrivé à Rome, en 1624, Marini avait dû partir à Naples où il mourut un an plus tard.
[7] C’est une méthode industrielle :