di Philippe PREVAL
Athalie au Pincio
Ce fut un grand moment de francophilie, d’italophilie, de mélomanie, de civilité et d’amitié franco-italienne, que ce beau concert donné samedi dernier, 10 juin, au couvent de la Trinité des Monts. Nous avons eu, en effet, le privilège d’assister à un événement exceptionnel, rien moins que la résurrection d’un oratorio de Francesco Gasparini, l’Atalia, d’après Racine, qui n’avait plus été joué depuis 1696. Devant un décor foisonnant, magnifique, truculent, en un mot baroque de Philippe Casanova, dont les couleurs changeant au gré du déclin du soleil, illuminèrent la soirée, Emmanuel Resche-Caserta, au violon, a parfaitement dirigé l’ensemble baroque Hemiolia, composé de 25 musiciens, et a su mettre en valeur, les voix remarquables di Camile Poul (Atalia), Fabien Hyon (Odoardo), Lisandro Abadie (le Grand prêtre), Mélodie Ruvio (la nourrice) et Virginie Thomas (le chœur à elle seule).
L’histoire qui se trouve dans Rois, II, 11, mérite qu’on la rappelle.
Le texte de la bible est trop concis et trop fort pour qu’on se permette d’y toucher :
«Athalie, mère d’Achazia, voyant que son fils était mort, se leva et fit périr toute la race royale. Mais Joschéba, fille du roi Joram, sœur d’Achazia, prit Joas, fils d’Achazia, et l’enleva du milieu des fils du roi, quand on les fit mourir : elle le mit avec sa nourrice dans la chambre des lits. Il fut ainsi dérobé aux regards d’Athalie, et ne fut point mis à mort. Il resta six ans, caché avec Joschéba dans la maison de l’Éternel. Et c’était Athalie qui régnait dans le pays… ».
Athalie avait rétabli le culte de Baal, dont Jéhu, souverain du royaume du nord, avait fait exterminer le clergé au chapitre précédent. Le grand prêtre Jehojada, qui éleva Joas en secret, obtiendra la fidélité des officiers et des soldats par un serment devant l’Eternel à l’intérieur du temple et fera exécuter Athalie, non pas devant le temple mais devant le palais royal :
« elle se rendit à la maison du roi par le chemin de l’entrée des chevaux : c’est là qu’elle fut tuée ».
Ce qui inaugurera une période de réjouissances:
«Tout le peuple du pays se réjouissait, et la ville était tranquille. On avait fait mourir Athalie par l’épée dans la maison du roi ».
Dans ce grand moment de doute, après la scission du royaume de David entre celui d’Israël et celui de Judas, le paganisme remonte à la surface, des représentations du veau d’or sont à Dan et à Béthel, le culte de Baal qui réclame le sacrifice des premiers nés, en contradiction formelle avec le message hébraïque, reprend force. L’alliance entre Dieu et son peuple vacille. Joas deviendra lui-même idolâtre (Chroniques, II, 24) après avoir assassiné les fils de Jehojada, son bienfaiteur. C’est un moment de grande violence.
Racine, dans sa préface, donne les raisons qui l’ont poussé à faire le choix de cet épisode pour sa dernière pièce, qui devait être représentée par les demoiselles de saint Cyr. Il centre son oeuvre sur Joas :
«Un enfant tout extraordinaire, élevé dans le temple par un grand-prêtre qui, le regardant comme l’unique espérance de sa nation, l’avait instruit de bonne heure dans tous les devoirs de la religion et de la royauté».
La survie de l’enfant roi, est essentielle pour la transmission de la filiation davidique qui aboutira au Christ. Racine s’écarte du sens juif de l’épisode, la refondation de l’alliance, au profit du message chrétien, l’annonce du sauveur (« il s’agit de mettre sur le trône un des ancêtres du Messie ») dans un contexte de mysterium tremendum, qui culmine dans le fameux Songe d’Athalie.
Un an plus tard seulement, et on reste perplexe devant cette rapidité, Gasparini présentait son Oratorio àu Collège Clémentine. Comme nous l’apprend le livret, les pièces de Racine étaient jouées dans les collèges pour renforcer la culture biblique des élèves et leur maîtrise de la rhétorique. Mais on peut se demander si l’adaptation si rapide d’une pièce française à Rome par un musicien renommé, dans un collège prestigieux, ne relevait pas d’une visée politique ou diplomatique. Le livret, resté anonyme, est assez court.
La grande tragédie devient un divertimento. Les cinq actes de Racine sont condensés en cinq pages centrées sur la reine, Joas n’apparaissant pas : un dialogue entre la reine et son chef des gardes Odoardo où celle-ci lui demande la tête de son propre petit fils et où ce dernier louvoie en se perdant dans les banalités moralisantes, puis un autre dialogue entre le grand prêtre et la nourrice auquel finit par se joindre Odoardo où se noue la conjuration, et enfin le retour de la reine et la confrontation des différents personnages par laquelle se termine le drame musical en un chœur splendide où, dans la vive agitation des dernières mesures, la reine prend soin de mourir avec une certaine noblesse.
Gasparini qui ne nous est plus familier, fait partie de la grande tradition baroque romaine. Il fut l’élève de Corelli et le maître de Scarlatti. Sa carrière se déroula en trois phases, d’abord à Rome pour l’essentiel, c’est dans cette période qu’il écrivit l’Atalia, ensuite à Venise de 1701 à 1713, où il occupa le poste de Maître de chapelle à l’Ospedale della Pietà, avant d’en laisser la charge à Vivaldi, et à nouveau à Rome, où il travailla principalement pour les Ruspoli. Encadré par Corelli, Scarlatti et Vivaldi, il a, avec ses 60 opéras et ses innombrables cantates sacrées ou profanes, un peu disparu des mémoires.
Mais n’était ce pas le cas du grand Lulli il y a 50 ans ou de Charpentier ? Car c’est avant tout de musique qu’il s’agit et de très belle musique, composée de soli, de duos et d’intermèdes musicaux, ou ritournelles jouées par un fort groupe de cordes, supporté par un clavecin et un orgue. Gasparini se situe dans la suite de Corelli mais avec plus de légèreté et il sait donner aux voix, en particulier aux voix de femmes, des airs d’une fraîcheur, d’une douceur et d’une liberté tout à fait remarquables.
Après sa première représentation en 1692, Atalia fut à nouveau jouée à Venise en 1696, les pièces de Gasparini étant jouées alors dans toute l’Italie. Ce fut la dernière fois. L’oratorio rejoignit le silence glacé des bibliothèques musicales, comme tant d’autres œuvres, avant que l’heureuse collaboration de Roma Barocca in Musica présidée par Régis Nacfaire de Saint Paulet, du Roma Festival Barocco, dont la direction artistique est assurée par Michele Gasbarro, et de l’ensemble de musique baroque Hemiolia, dirigé par Emmanuel Resche-Caserta, ne la sorte de l’horreur d’une profonde nuit. Après le concert « Triumph Romano et les 50 violons à Rome » d’Arcangelo Corelli, donné dans la cour du Palais Farnèse, l’an passé, et dont la scénographie était déjà assurée par Philippe Casanova, c’est une nouvelle très belle réussite pour cette réunion de talent et d’enthousiasme.
Ce concert unique et ce décor éphémère, qui s’est embrasé dans un inattendu feu d’artifice final, rejoignent dans leur immédiateté et leur fulgurance, l’esprit du baroque qui connaissait la brièveté de la vie et la force de l’instant. Ils ont néanmoins, et fort heureusement fait l’objet d’une captation et seront présentés sur la Rai 5. Gageons que rapidement, une maison de disques permettra au public d’accéder à cette belle œuvre.
On peut toujours critiquer une trompette naturelle qui s’est un peu égarée ici ou là, dans les aigus, il reste que remettre en lumière une musique oubliée depuis plus de trois siècles avec une telle force et un tel enthousiasme est une véritable offrande. Les spectateurs ne s’y sont pas trompés qui ont applaudi à tout rompre le chœur final en forme de madrigal où les cinq chanteurs ont rivalisé d’énergie et de justesse.
Philippe PREVAL Paris – Rome 18 Giugno 2023
Riassunto