par Philippe PREVAL
Le 17 mai 1890, Vincent Van Gogh revient à Paris, après un séjour d’un an à l’asile saint Paul à Saint-Rémy-de-Provence, où il s’est fait interner volontairement après plusieurs crises de démence à Arles mais qu’il a fini par considérer comme une prison. Trois jours plus tard il arrive à Auvers-sur-Oise, où habite un médecin spécialiste des maladies nerveuses[1], le Dr Paul Gachet dont son frère a fait la connaissance par l’intermédiaire de Camille Pissarro. Gachet est un peintre amateur, il aime l’impressionnisme, est en relation avec Cézanne, Pissarro, Guillaumin. Il pourra s’occuper de Vincent. Vincent prend une chambre à l’auberge Ravoux qui propose les prix moins chers. Il lui reste 70 jours à vivre.
Ce sont ces 10 semaines, d’une productivité intense puisqu’il réalisa plus d’une toile par jour, que se propose d’étudier méthodiquement l’exposition du musée d’Orsay « Van Gogh à Auvers ». Par certains aspects, cette exposition est un véritable journal de bord du peintre. Le visiteur suit pas à pas, la Passion de Vincent. Comme pour celle du Christ, cela commence par le soleil, par l’entrée joyeuse à Jérusalem, et s’assombrit inexorablement pour finir par un coup de revolver dans la poitrine.
Vincent n’arrive pas les mains vides. Il montre à Gachet la Pietà [2] qu’il a faite d’après Delacroix [3], et surtout l’un de ses autoportraits[4] les plus marquants.
Ce tableau tout en tension, ce regard inquisiteur mais aussi inquiet, n’est pas sans rappeler l’autoportrait, de David, le David in vinculis, peint en détention par l’artiste révolutionnaire et robespierriste alors qu’il attendait l’issue de son procès. Gachet est séduit.
Il veut immédiatement que Vincent fasse son propre portrait.
Ce n’est pas tout à fait réciproque. Vincent écrit à son frère :
« J’ai vu monsieur le Dr Gachet, qui a fait sur moi l’impression d’être assez excentrique mais son expérience de docteur doit le tenir lui-même en équilibre en combattant le mal nerveux duquel il me semble certes attaqué au moins aussi gravement que moi… »
mais il est tout de même gagné par l’enthousiasme du médecin vis-à-vis de la peinture.
Le village lui plait. Ses toits de chaume qui lui rappellent son pays, son absence de toute usine ou de toute modernité font, qu’il s’y sent bien. L’exposition permet de comprendre parfaitement son environnement et son mode de vie. Il se lève tôt, travaille le matin en plein air, retouche ses toiles l’après-midi, dans la « salle des peintres » mise à disposition au rez-de-chaussée par Ravoux, et se couche tôt. Cette vie d’ascète produit ses résultats. Il crée immédiatement des chefs-d’œuvre, peignant souvent les maisons pittoresques du village mais n’hésitant pas aussi, à s’aventurer sur des thèmes typiquement impressionnistes, comme les scènes de canotage.
Le dimanche il déjeune chez le docteur Gachet.
A l’occasion d’un de ses passages dans le jardin du docteur il réalise un tableau éblouissant qui a des allures de jardin exotique.
Il peint deux portraits du docteur Gachet, où il semble totalement libéré de la contrainte de la représentation et de la ressemblance. Il rejoint là, la qualité de ses autoportraits. Avec Gachet, il réalise sa première et unique gravure, qui n’est autre qu’un portrait du médecin, dont l’exposition présente aussi le cuivre. C’est une période solaire. Sa correspondance avec son frère, souvent obérée par les soucis d’argent ou de santé, semble plus apaisée, et, chose inouïe, son frère vend un de ses tableaux, pour 400 francs, c’est-à-dire plusieurs mois de subsistance.
Il y a de la naïveté chez Van Gogh, qui rappelle par certains côtés le douanier Rousseau. Ces traits ne sont pas éludés par l’exposition. Cette manière de vouloir dessiner comme à l’Ecole des Beaux-Arts, alors qu’il est cent coudées au-dessus, en utilisant les cours publiés de Charles Bargues et Jean-Léon Gérôme -dont l’exposition présente un exemple-, ces portraits assez maladroits où il s’efforce de faire plaisir au modèle en tentant de respecter les règles communes, ces dessins médiocres ou ces animaux qui traversent avec gaucherie ses paysages magnifiques. Mais il y a la fulgurance d’un prophète, d’un homme en relation directe avec le ciel.
Le 5 juin il peint l’église d’Auvers, un des sommets de sa peinture. Malgré sa modestie symptomatique, il est conscient de la qualité de son tableau : « à présent la couleur est probablement plus expressive, plus somptueuse » écrit-il à son frère.
Gachet a une fille, Marguerite. Vincent fait plusieurs fois son portrait. Le film de Pialat avait brodé sur cette histoire. Ce qui se passe n’est pas connu dans le détail, mais ce dut être suffisamment important pour que Gachet prenne la décision radicale de prier le peintre de ne plus se présenter chez lui. Le médecin abandonne son malade. Le collectionneur abandonne son artiste. Cette exclusion de la maison Gachet, est une double blessure. Vincent écrit, amer
« je crois qu’il ne faut aucunement compter sur le docteur Gachet. D’abord, il est plus malade que moi, ou mettons juste autant. Or, quand un aveugle mènera un autre aveugle, ne tomberont-ils pas tous deux dans le fossé ? ».
L’ancien prédicateur cite Matthieu 15, 14 et il parle au nom du Christ.
Il choisit un nouveau type de toiles. Les « double-carrés », des toiles d’un mètre sur cinquante centimètres qu’il utilise généralement en longueur. L’exposition présente pratiquement l’ensemble de cette production -11 toiles sur 12 ! Le format semble influencer le contenu. La peinture écrasée, un « ciel bas et lourd » pèse sur les compositions, c’est une peinture saturnienne, mélancolique, comme l’est le fameux Champ de blé aux corbeaux, mais la bile noire est le trait commun de ces tableaux.
Un deuxième événement néfaste se produit. Vincent va voir son frère à Paris. Il est supposé y rester quelques jours pour passer un bon moment en famille et profiter de son tout jeune neveu, mais la première journée se passe très mal et il repart le soir même. Il semble qu’il ait mal supporté que sa belle-sœur interfère dans la relation fusionnelle qu’il a depuis toujours avec son frère, et que celle-ci se soit montrée agacée par les perpétuels besoins d’argent de son beau-frère, d’autant plus que Théo rencontre, à ce moment-là, des difficultés professionnelles au sein de la galerie Goupil[1]. Il a aussi été choqué par la manière dont ses tableaux sont remisés dans une pièce misérable. Vincent repart vers Auvers ne sachant pas de quoi l’avenir sera fait. Quelques jours plus tard, il écrit une lettre où il semble désemparé. Une autre ressemble à un appel au secours :
« j’ai peint trois grandes toiles. Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés, et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême ».
Isolé, il vit ses derniers jours en s’accrochant à sa peinture et en respectant ses horaires de travailleur de la terre, mais ses lettres expriment une tristesse de plus en plus néfaste. Avec l’arme de Ravoux, il se tire une balle dans la poitrine, qui finit sa course dans le ventre. Il perd connaissance, se réveille et regagne l’auberge en marchant. Gachet est le seul médecin disponible. C’est lui qui vient le soigner et qui comprend qu’il n’y a rien à faire. Vincent ne peut boire, car les intestins sont touchés, mais il peut fumer. Son frère prévenu par un billet, accourt à son chevet. Les témoins les entendent converser en néerlandais. Le 29 juillet, à 1 heure 30 du matin, à l’âge de 37 ans, l’âge de Raphael et de Caravage, Vincent quitte ce monde.
Artaud avait parfaitement compris Van Gogh, mais à la manière d’un poète, la très importante exposition du musée d’Orsay, permet de le comprendre avec la rigueur d’un historien d’Art.
Philippe PREVAL Paris 31 Décembre 2023
NOTE
[1] Il a consacré sa thèse de médecine, en 1858, à la mélancolie.
[2] Musée Van Gogh, Amsterdam
[3] qu’il a n’a connu que par une lithographie
[4] Musée d’Orsay, Paris
[5] La galerie parisienne, qui disposait de plusieurs succursales en Europe, avait employé un des oncles de Vincent, et Vincent lui-même quand il avait une vingtaine d’années, avant d’employer Théo. D’une certaine façon, elle faisait vivre depuis trente ans la famille Van Gogh.
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