di Philippe PREVAL
Poursuivant ses travaux précédents, en particulier son étude sur le cycle de fresques de Sebastiano Luciani, qui ne fut appelé Sebastiano del Piombo que 15 ans plus tard, présentant quelques épisodes des Métamorphoses d’Ovide dans la loggia de Galatée à la Villa Farnesina[1], Costanza Barbieri vient de publier un ouvrage qui fera date concernant l’étude de ce programme iconographique majeur.
L’histoire des grands décors profanes peints à fresque est assez facile à établir. Elle commence dans le nord de l’Italie, avec la salle des saisons de Schifanoia à Ferrare et la Camera Pinta de Mantegna à Mantoue, se poursuit à Rome avec les Stanze et les Logge du Vatican et justement, la Farnesina, suit l’essaimage de l’école de Raphael au Palais Té à Mantoue, à la Villa Pamphilj à Gênes et se termine à Fontainebleau qui n’était alors rien d’autre, artistiquement parlant, qu’une colonie italienne, et au Palais Farnese. Le reste n’est qu’une suite de rebonds qui s’amortissent progressivement. C’est donc une histoire italienne qui dure un peu plus d’un siècle, qui éclaire l’ensemble de l’histoire de l’Art et qui est le fruit du mécénat de quelques chefs d’état ou de familles princières, à une exception près : le marchand et banquier Agostino Chigi.
Costanza Barbieri a le bon goût de lui consacrer le premier chapitre de son livre qui en compte quatre. Fils d’un riche marchand de Sienne, Agostino Chigi, né en 1466, fonda une banque et une maison de commerce qui prospérèrent rapidement. En 1485, il s’installa à Rome. Il obtint en 1501 le monopole de l’exploitation des mines d’alun dans les monts de la Tolfa. Il était sans doute l’homme le plus riche du monde. Il possédait sa propre flotte de commerce, entretenait des relations commerciales avec les principales villes d’Europe, ainsi qu’avec l’empire Ottoman, disposait de 100 succursales et employait 20 000 personnes. Il réussit l’exploit d’être successivement le banquier de souverains pontifes qui ne pouvaient pas se supporter : Alexandre VI, Jules II et Léon X, ainsi que d’innombrables cardinaux. Grandissime mécène et doté d’un goût très sûr, il employa Pérugin, Raphael et son école ; parmi lesquels, Giulio Romano et Giovanni da Udine, Baldassarre Peruzzi, Sebastiano Luciani, futur del Piombo, le Sodoma… Il fut également le protecteur de Pietro Aretino.
En 1506, Il demanda à Baldassare Peruzzi, son compatriote, de dessiner les plans d’une somptueuse et « moderniste » villa, sur la rive étrusque du Tibre, dont la décoration fut exécutée par Peruzzi et Raphaël, qu’il commissionna aussi pour une chapelle à Santa Maria della Pace, et pour sa chapelle funéraire située dans l’église Santa Maria del Popolo. La villa du bord du Tibre, nommée Farnesina, 40 ans plus tard, connut des fêtes somptueuses, et des invités prestigieux comme le pape Léon X.
L’auteure décrit « il Palazzo de Giardino », ainsi qu’était appelée la villa et en souligne la modernité : « uno degli piu innovativi edifici del primo cinquecento ». Elle évoque les transformations subies dont la disparition du décor extérieur, peint par Peruzzi. Elle brosse ensuite l’ensemble de la décoration intérieure qui, comme elle le dit, ne pouvait pas « essere da meno degli splendidi giardini ».
La première pièce décorée fut sans doute la salle de la frise, peut-être le cabinet de travail du maître de maison, ensuite la loggia de Galatée, qui dispose du programme iconographique le plus élaboré et la loge de Psyché qui est mondialement célèbre. Comme le dit l’auteure, ce sont les deux joyaux de la villa qui fut chantée dès avant son achèvement, en vers néolatins par Egidio Gallo [2], qui en fait une véritable ekphrasis[3] et par Blosio Palladio avec le Suburbanum Augustini Chisii, qui prend comme modèle les Silves de Stace[4] dont on peut reprendre quelques vers qui résument l’enthousiasme du poète:
Eloquar audacter: nec me mea secula fallent:
Hic artes veterumque manus. nec prisca vetustas Aut tumeat fabris: aut iam sibi plaudat Apelle. Nam que porticibus, et cuncta per atria fulgent: Aut vivas pinxisse, aut pietas animasse figuras Creditur eximius pictor : Qui pene loquentes Spirantesque dedit natura obstante colores. |
Je parlerai hardiment, et mon âge ne m’égarera pas ; voici la main et l’art des anciens. Il ne faut pas non plus laisser l’Antiquité s’enfler grâce à ses artisans, ni maintenant se vanter d’Appele. Car aux choses qui brillent à travers les portiques, par les atriums; on pense que le peintre exceptionnel soit a peint des êtres vivants, soit a animé des personnages peints ; car il donna des couleurs presque parlantes et respirantes, malgré les obstacles de la nature. |
Il y a sans doute un peu de flagornerie de la part des deux auteurs, mais il y a aussi chez ces deux hommes de grande culture, le sentiment exaltant d’avoir devant les yeux les peintures et les décors décrits par les auteurs antiques et d’assister, au sens propre du terme, à la résurgence, à la renaissance de la grande civilisation.
L’auteur aborde ensuite le cœur de son sujet qui est la compréhension et l’explication du décor de la loggia de Galatée. Le visiteur pressé admire et mitraille la Galatée de Raphaël ; jette un regard sur le Polyphème de Sebastiano et file vers la loggia de Psyché. S’il levait les yeux, il verrait l’extraordinaire plafond conçu par Peruzzi et peint en collaboration avec Sebastiano. L’auteure donne un schéma très clair de cette composition complexe[5] qui mêle les signes du zodiaque associés à des dieux antiques (Vénus et le capricorne, Apollon et le sagittaire, Hercule terrassant l’hydre et le cancer, …), des putti en grisailles, deux panneaux centraux[6] entourant les armes du propriétaire, représentant, l’un, Persée vainqueur de la Méduse et l’autre, la Renommée, annonçant la gloire terrestre du banquier, les constellations, et huit lunettes représentant des épisodes des métamorphoses associés à un vice. A part ces dernières, réalisées par Sebastiano, tout a été peint par Peruzzi.
L’auteur donne une explication très probante de chacune des scènes et de l’ensemble de la décoration qui, par bien des points (les cadres rapportés par exemple, ou les faux bas-reliefs en grisaille), semble annoncer la galerie des Carrache.
Elle interprète, en particulier le cycle ovidien peint par Sebastiano, qui fut longtemps un mystère, de façon convaincante en donnant le passage correspondant des Métamorphoses pour chaque épisode, ainsi que le vice auquel il correspond : Térée poursuivant Philomèle et Procné, correspond à la Luxure qui caractérise l’attitude de Térée dès qu’il voit sa belle-sœur, Aglaure et Hersé correspond à la Délation, Dédale et Icare à la Désobéissance, la Sybile de Cumes et Apollon à l’Avidité, Scylla coupant les cheveux de Nisus à l’Impiété, La chute de Perdix, neveu de Dédale, à l’Envie, l’Enlèvement d’Orithye par Borée à la Colère…
L’auteure indique que le cycle constitue une représentation précise et méticuleuse du texte d’Ovide dans la version proposée par le philologue Raffaele Regio. Les fresques de Sebastiano sont aussi un système de signes qui fonctionnent également en relation avec les constellations zodiacales et extra-zodiacales représentées dans la voûte pour créer une représentation de l’horoscope d’Agostino Chigi, avec les « bonnes » étoiles qui veillent sur lui. Dans ce contexte, le récit d’Ovide revêt plus que jamais une « versatilité sémantique » qui est le produit de plus de mille ans d’évolution :
« à côté du sens classique, littéral et moral que lui attribue la tradition chrétienne, il est empreint d’une dimension symbolique et des connotations biographiques spécialement conçues pour refléter et magnifier, comme dans un jeu de miroirs, la personnalité du protagoniste au centre de l’ensemble du décor ».
Les deux fresques les plus connues de la loggia rassemblent des influences littéraires d’une variété considérable : les antiques d’abord[1], la poésie bucolique de Théocrite, Ovide, Philostrate, les Italiens[2] ensuite qui ont réinventé cette thématique, Politien, Pontano…
Le troisième chapitre revient sur les trois protagonistes du décor de la loggia de Galatée, dont les parcours sont très différents et étudie leurs rapports de concurrence et d’émulation qui se matérialisent dans le terme italien « paragone ». Le parcours de Raphaël est limpide et naturel, tout est promis dès le plus jeune âge au génie, tout lui est accordé à part une vie longue. Au moment de la conception du décor de la loggia, il est au sommet de son art et de sa puissance de création. S’il n’intervient que pour une seule fresque, celle-ci suffit à emporter la décision s’il y a comparaison. Il aura en revanche, l’entière responsabilité de la pièce suivante, la loggia de Psyché.
Le cheminement de Peruzzi est très particulier, c’est avant tout un architecte, l’architecte de la famille Chigi et leur compatriote. Il est à noter d’ailleurs que Chigi affirme son attachement à sa patrie en lettre capitales, en faisant figurer le mot senese ou simplement SEN à plusieurs reprises. Peruzzi a été l’élève de Bramante et a travaillé avec et sous la responsabilité de Raphaël à plusieurs reprises. Pour réaliser ses fresques il n’hésite pas à puiser à différentes sources : Pinturicchio, Raphaël lui-même, l’antique dont il était tout aussi féru que Raphaël et Mantegna[3]. L’auteure montre en particulier l’influence du Laocoon sur la fresque Hercule et l’hydre[4].
Après la mort de son protecteur Chigi, il travaillera pour la fabrique de Saint Pierre et pour divers chantiers, quittera Rome après le sac à l’occasion duquel, sera emprisonné par les Espagnols et ne parviendra à se libérer qu’en payant une rançon, rejoindra Sienne et sera essentiellement architecte militaire. Rappelé à Rome vers 1535, il sera réintégré comme architecte de la fabrique de Saint-Pierre et concevra deux chefs d’œuvre, la villa de Blosio Palladio au Monte Mario, et surtout le palais Massimo alle Colonne qui le placent parmi les grands architectes du maniérisme.
Sebastiano est un vénitien. Il fut d’abord surnommé Sebastiano Veneziano, il ne s’intègre pas naturellement à l’univers toscan de Peruzzi et Raphael. Costanza Barbieri insiste sur un terme[5] qui saute aux yeux quand on regarde les lunettes qu’il a réalisées : una manera disforme ; le qualificatif est de Vasari qui ne l’aimait pas. L’auteure parle de « stridente contrasto » avec les fresques de Peruzzi. Il est clair que Sebastiano manifeste dans ces réalisations la forte influence de Giorgione et Titien et un dessin très relâché par rapport à celui de Peruzzi et plus encore à celui de Raphaël dont son Polyphème rustique fait pendant et contraste avec la Galatée, symbole de la beauté idéale comme le dit Castiglione[6].
Sur la Galatée, l’auteure cite et commente à juste titre, la lettre célèbre de Raphael à Baldazare Castiglione, qui contient le passage fondateur de l’idéalisme en peinture, dans lequel l’urbinate reprend les principes d’Apelle:
“Della Galatea mi terrei un gran maestro, se vi fossero la metà delle tante cose che Vostra Signoria mi scrive; ma nelle sue parole riconosco l’amore che mi porta, e le dico che, per dipingere una bella, mi bisogneria veder più belle, con questa condizione: che Vostra Signoria si trovasse meco a far scelta del meglio. Ma, essendo carestia e di buoni giudici e di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene nella mente. Se questa ha in sé alcuna eccellenza d’arte, io non so; ben m’affatico di averla.”
Le dernier chapitre est consacré au dévoilement du programme astrologique de la loggia. Comme beaucoup de ses contemporains, Agostino Chigi était un passionné d’astrologie et un lointain disciple de Marcus Manilius. « Son ciel » est le programme de la coupole de sa chapelle funéraire de Santa Maria dell Popolo, conçue par Raphael. Il en va de même pour le plafond de la loggia où l’influence de Marsile Ficin est très présente. L’attitude des néoplatoniciens florentins vis-à-vis de l’astrologie était assez contrastée.
Certains comme Ficin et Pontano en étaient d’ardents partisans, considérant les planètes comme des puissances capables d’influencer le destin des hommes, d’autres avec des arguments tout à fait valables encore aujourd’hui, considéraient, comme Pic de la Mirandole[1], que c’était une pure stupidité de croire que la position d’un astre devant ou à côté de telle constellation un certain jour, pouvait avoir la moindre influence, sur la vie d’un homme ou sur un champ de bataille. Telle n’était pas la pensée de Chigi qui fit concevoir ce décor complexe dont le message est que son destin exceptionnel fut conditionné par des astres favorables et que sa réussite indiscutable fut une faveur du Ciel. C’est ainsi que les deux fresques octogonales qui occupent le centre de la salle, sont de véritables cartes du ciel, le 29 novembre, 1466, jour de sa naissance, et que les constellations, peintes par Peruzzi, agissent comme des antidotes aux vices représentés dans les fresques de Sebastiano.
Fruit d’un travail considérable, ce livre de Costanza Barbieri, d’une érudition remarquable et d’une iconographie soignée permet de comprendre toute l’importance et toute la force de ce monument de l’histoire de l’art qu’est la loggia de Galatée à la Farnesine. Il permet aussi de revenir sur le destin d’un homme extraordinaire, Agostino Chigi et sur un artiste injustement méconnu, Baldassare Peruzzi.
Philippe PREVAL Paris, 14 Janvier 2024
[1] Barbieri, C., Ovid and the Aerial Metamorphoses Painted by Sebastiano del Piombo in the Loggia di Galatea, 2022.
[2] Ami de Bembo, membre du cercle de Léon X, il avait dit d’Agostino quelques années plus tôt : Il n’est personne en effet parmi nos contemporains qui, plus que toi, respecte les gens de lettres, et les comble d’une plus grande munificence ; tu entretiens avec les hommes vertueux une exceptionnelle intimité et tu pratiques l’antique amour des Muses. (Nemo enim est, me hercle, qui uiuant hodie litteratorum te uno obseruantior neque qui illos maiori prosequatur liberalitate, una est apud te uiris. Probis familiaritas atque antiqua Musarum consuetudo.)
[3] p. 22.
[4] L’auteure en donne un long extrait p. 23.
[5] p. 34.
[6] Les étoiles représentées sur ces deux fresques sont celles du ciel de naissance d’Agostino Chigi.
[7] pp. 88-97.
[8] pp. 97-106.
[9] L’auteure indique que Serlio disait de lui qu’il était « consumatissimo nelle antichita » (p. 113).
[10] p. 41.
[11] pp. 134 et seq.
[12] p. 170.
[13] Disputationum in Astrologiam
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