di Philippe PREVAL
EPOPEE CELESTI
Art brut nella collezione Decharme
L’exposition que la Villa Médicis (du 1er mars au 19 mai 2024) consacre aux « marges de la création »[1] offre un singulier écho aux travaux de Giuseppe Resca, dont nous avons récemment parlé [2]. Depuis les années 1970, le cinéaste Bruno Decharme rassemble une collection « l’Art Brut » considérable qui atteint aujourd’hui 6000 pièces. Aux cours des années il a créé une fondation (ABCD [3]), financé des études ou des expositions et récemment fait une donation très importante à Beaubourg (1000 pièces). La Villa Médicis a eu la bonne idée de présenter 180 pièces de cette collection en 6 domaines et d’éditer un catalogue très documenté.
La notion d’Art brut, inventée par Jean Dubuffet (Le Havre, 1901 – Paris, 1985), qui fut aussi son premier collectionneur, est pour le moins complexe et fuyante. Dubuffet y mettait tout ce qui n’entrait pas ailleurs et d’une certaine manière tout ce qui l’intéressait comme œuvre d’art non reconnue comme telle. Le concept émergea de la collection qu’il rassembla: des œuvres produites par des malades mentaux, des prisonniers, des marginaux, des asociaux, le seul terme commun étant le fait d’être « hors système » ou, à tout le moins, autodidacte. Jean Dubuffet définit l’art brut comme
« des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (…) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. »[4]. Bien entendu cette « définition » porte une faiblesse congénitale, elle n’a pas de consistance autre que le goût de son fondateur. Dubuffet, bon bourgeois du Havre, homme d’affaires avisé, qui suivit des cours de dessins et s’inscrivit à Paris à l’Académie Julian, relève-t-il de l’art brut ? Oui si on regarde certaines de ses œuvres, en particulier celles produites de 1944 à la fin des années 1950. Il n’est certes pas « indemne de culture artistique » pour autant il est clair que son œuvre provient « seulement de ses propres impulsions ».
Roger Caillois collectionnait les pierres pour de multiples raisons et inventait ensuite une logique à sa démarche et une cohérence narrative à ses assemblages, il en va de même des collections d’art brut. Elles comprennent parfois des œuvres admirables mais souvent s’y glissent quelques passagers clandestins, comme Anselme Boix-Vives dont un groupe de marchands parisiens, ayant chacun un stock de quelques dizaines d’œuvres, essaye depuis de longues années de faire le nouveau Gaston Chaissac, à coup de monographies, d’articles et d’expositions.
Il reste que collectionner c’est avant tout aimer et désirer partager cet amour. C’est ce que permet l’exposition qui très opportunément donne la biographie des artistes. Elles méritent d’être lues, comme méritent d’être lues les plaques rassemblant les noms des enfants juifs déportés et assassinés. Ces noms sont ceux d’êtres sans destin, pour reprendre l’expression d’André Kertész. Lire ces noms, c’est lutter à son niveau contre les forces obscures qui ont annihilé ces destins.
La plus grande partie des biographies sont des destins terribles.
Henry Darger (1892-1973) perd sa mère à 4 ans, est placé en foyer par son père puis interné dans une institution pour enfants attardés dont il s’échappe à 17 ans pour finir par devenir homme de ménage dans un hôpital de Chicago. A sa mort, on retrouvera des milliers de dessins dans sa chambre. Adolf Wölfi (1864-1930) est abandonné par son père à 7 ans, placé comme valet de ferme, ballotté de familles en familles pour finir en hôpital psychiatrique où il mourra après avoir produits des centaines de dessins et de partitions. Jonh B Murray (1908-1988) est un afro-américain né et élevé dans la misère. Illettré il est journalier dans les plantations du sud, se marie, a 11 enfants et s’enferme de temps à autres dans une cabane pour dessiner.
Née dans la bourgeoisie Berlinoise, Unica Zurn est victime d’un inceste de la part de son frère. Après la séparation de ses parents, elle devient la belle-fille d’un officier supérieur SS. En 1953, elle rencontre Hans Bellmer fasciné par l’œuvre de Sade et l’accompagne à Paris. Il en fait « sa poupée », la photographie nue, ligotée.. Le terme « sous emprise » est un euphémisme.
Après avoir quitté Bellmer et fait divers séjours en clinique, elle reviendra chez lui pour se jeter par la fenêtre. Quand on regarde les œuvres, on ne peut pas ne pas penser aux destins brisés qui les ont produites et ont su tirer de leur solitude et de leur souffrance des oeuvres parfois magnifiques.
Le visiteur doit se laisser guider par sa propre sensibilité. L’exposition est certes structurée en 6 parties dont les plus intéressantes sont pour moi les « Anarchitectures », inventions de villes, de temples ou de palais délirants, les hétérotopies scientifiques (pour reprendre les mots de Foucault), où les artistes reprennent et détournent le langage ou les productions de la science, comme les coupes anatomiques, et les cartographies mentales qui rappellent par bien des points les gribouillages de Calvino. Mais comme on l’aura compris, découper cette réalité hétéroclite en 6, en 4 ou en 12 est arbitraire et ne peut être qu’un prétexte à la délectation pour reprendre le terme de Nicolas Poussin. On peut s’arrêter longuement devant le « temple » d’ACM (André Corinne Marié (1951 – 2021), fait d’une carcasse de machine à écrire agrémentée de composants électroniques et autres résidus industriels passés à l’acide et repeints, où se laisser emporter par le graphisme époustouflant de Zdenek Kosek (1949-2015).
Après les Histoires de pierres de Roger Caillois, la villa Médicis décide une nouvelle fois, de s’écarter des sentiers battus et c’est à nouveau avec bonheur.
Philippe PRERVAL Villa Medici Roma 17 Marzo 2024
Note
[1] https://www.villamedici.it/fr/expositions/epopees-celestes/
[2]https://www.aboutartonline.com/donner-et-recevoir-la-mort-le-processus-creatif-de-caravage-comme-resultat-delements-psychotiques-un-livre-qui-ouvre-la-voie-a-des-evolutions-imprevisibles-texte-original-en-franca/
[3] https://abcd-artbrut.net/
[4] Dubuffet, L’Art Brut préféré aux arts culturels, Paris, 1949.
Versione Italiana
Epopee – paradisiache a Villa Medici