di Philippe PREVAL
Un grand moment : Le retour d’Alessandro Melani à Saint Louis de Français
Pas à pas, année après année, le Roma Barocca in Musica dirigé par Régis Nacfaire de Saint Paulet poursuit, grâce à la générosité d’Aline Foriel-Destezet, une œuvre importante qui n’est pas sans rappeler l’action de William Christie puisqu’il s’agit tout simplement de ressusciter des œuvres baroques italiennes liées d’une manière ou d’une autre à la France qui sont oubliées depuis des siècles. William Christie avaient ainsi permis au public de comprendre que Gianbattista Lulli ne se limitait pas à la Marche des Turcs et que Marc-Antoine Charpentier avait écrit autre chose que l’indicatif de l’Eurovision. Certains artistes sont oubliés à juste titre, ce n’est certainement pas le cas de ces deux compositeurs, ni de Rameau qui était logé à la même enseigne. Et il en va de même de Gasparini porté à la lumière dans le cloitre de la Trinité des monts l’an passé et d’Alessandro Melani[1] mis à l’honneur cette année.
Car le 1er juin, dans la lumière blonde d’une belle soirée romaine, les touristes fatigués qui passaient devant Saint Louis des Français eurent la surprise d’être interpellés par une double fanfare, trompettes et trombones, qui de deux balcons[2] surplombant la place, se répondaient pour annoncer le concert qui allait avoir lieu dans l’église aux portes encore closes. Ainsi, la musique prenait le pouvoir dans la cité devant la vénérable façade de Giacomo della Porta.
Les sonorités des cuivres s’évanouissant parmi les pierres immémoriales, les vantaux s’ouvrirent et les mélomanes qui avaient de longue date inscrit la soirée dans leur programme purent pénétrer dans le vaisseau plongé dans la pénombre, simplement éclairé par des bougies, pour découvrir le splendide fond de scène de Philippe Casanova, installé devant l’autel. Brisant heureusement l’ambiguïté des concert donnés dans des édifices où le spectateur ne sait jamais s’il assiste au simulacre d’un office ou à une liturgie profane, il présentait une magnifique architecture baroque, brossée en camaïeux bistres, d’où se dégage une très forte impression de relief. L’œil s’habituant progressivement à la lumière frémissante des flambeaux, découvrait la présence d’Anges peints par le même artiste qui portaient chacun un chandelier à neuf feux.
Les vantaux se refermèrent et le silence se fit. Alors les musiciens qui s’étaient assemblé à l’entrée du vaisseau, commencèrent le concert, d’abord un air de théorbe puis un duo magnifique entre deux sopranes, la voix puissante de Mariana Flores, bientôt rejointe par celle d’Alice Borciani qui la rejoignit. Ainsi les Vêpres de la Vierge se déployèrent dans l’église. Ce chant en répons ou en imitation qui a donné la fugue, remonte à la Renaissance et se retrouve encore dans le concerto pour deux violons de Bach. Celui de Melani saisit l’âme. Son ensemble mélodieux, bien plus « chantant » qu’on ne l’attendrait d’une musique religieuse va bien au-delà du charme. C’est dans une tranquille sérénité où les voix mêlaient leurs lignes, entraient et sortaient sans qu’un instant de silence vous laisse respirer, que l’ensemble des musiciens traversèrent la nef en procession pour rejoindre leur position devant le décor. A plusieurs reprises l’espace fut utilisé pour mettre la musique en relief. Le moment le plus impressionnant fut le Sanctus entonné depuis la chaire par Mariana Flores.
Plus qu’une docte introduction, les Vêpres, permettent de comprendre clairement que Melani est un excellent compositeur. Brio, lyrisme, enchantements d’une jubilation exaltée, déclinée en duos, trios, ensembles dont on ne distingue pas les structures au sein des volutes continuelles, moments de méditation pour l’Ave maria stella, structuré en canon de voix graves poursuivi de chœurs, ample balancement apaisant l’âme, suivi en contraste des cascades harmoniques du Magnificat et de ses voix dialoguant avec légèreté, alourdies et ralenties soudain par les graves, avant de s’envoler de nouveau vers les sphères célestes ; rien ne manque à la palette de ce musicien accompli.
Alessandro Melani appartient à une fratrie de cinq musiciens d’origine modeste, leur père était le carillonneur de Pistoia. Le frère ainé, Jacopo (1623-1676), fut le maestro di capella de la cathédrale de Pistoia, et compte parmi les créateurs de l’opera buffa. Atto (1626-1714) était un castrat soprano apprécié dans toute l’Europe qui devint l’agent secret de Mazarin. Francesco Maria (1628-1663), devint à son tour un protégé du cardinal tandis que Bartolomeo (1634-1677) partagea sa carrière entre Munich et Florence, avant de reprendre la charge de son frère Jacopo après sa mort. Alessandro, qui naquit à Pistoia le 4 février 1639, devint dans les années 1660 maestro di cappella à Orvieto, puis à Ferrare.
En 1669, il s’installa à Rome, et obtint de juillet 1672 jusqu’à sa mort en 1703, la charge prestigieuse de Saint-Louis-des-Français, sans doute grâce à l’influence de son frère Atto auprès de Louis XIV. Par ailleurs, Giulio Respigliosi, originaire de Pistoia, ayant été élu pape en 1667 sous le nom de Clément IX, Alessandro put alors jouir d’une faveur particulière auprès des institutions et des grandes familles romaines. Ainsi Melani prit part avec ses multiples compositions tant religieuses (motets, messes, oratorios …) que profanes (opéras, drames musicaux, pastorales) au renouveau musical encadré par l’Accademia dell’Arcadia cherchant à renouer grâce aux arts avec l’âge d’or antique, trouve dans ces compositions pastorales et idylliques quelques-unes de ses illustrations les plus accomplies.
Les vêpres cédèrent la place au morceau de résistance du concert, une messe à 16 voix dont l’exécution particulièrement complexe fut magistralement menée par le Chœur de Chambre de Namur et la Cappella Mediterranea dirigés par Leonardo Alarcon. Dans ce répertoire, Melani montre que le goût pour la complexité de l’entremêlement des lignes mélodiques qui avait animé l’Europe musicale d’Okeghem à Josquin des Prés, d’Allegri à Tallis, avait encore de fiers partisans et de grands maîtres dans la Rome de la fin du XVIIe siècle. La nef de Saint Louis des Français, le décor et la scénographie de Philippe Casanova constituaient un merveilleux écrin pour cette magnifique musique.
Quittant l’église en chantant et jouant, comme ils y étaient entrés, les musiciens reprenant un air des Vêpres refermèrent la soirée et recueillir des applaudissement nourris et amplement mérités. Il y a des moments qui se vivent comme un rêve et se comprennent comme un privilège, ce concert en était un.
Philippe PREVAL Paris 23 Juin 2024
NOTE
[1] Il faut louer le travail du musicologue Luca Della Libera, qui a retrouvé ces partitions, tombées dans l’oubli depuis plus de trois siècles.
[2] C’est le Senat de la République, qui a mis ses deux balcons à la disposition des trompettes.
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