di Philippe PREVAL
Le MOMA de New York détient de toute évidence la première collection mondiale d’art moderne.
Les grands collectionneurs américains ont su bien avant les Européens, reconnaître et acquérir les chefs d’œuvre de l’art du XXe siècle. Pourtant il y a 3 ou 4 ans, le visiteur retirait de sa visite un intense sentiment de frustration. En effet, à part Picasso et Matisse, les grands artistes européens de la première moitié du XXe siècle n’étaient tout simplement pas exposés. Etaient livrés à l’admiration 2 Braques (le musée en compte au moins 30), 1 Léger, 1 Miro, 2 Juan Gris. Bien entendu le touriste pouvait continuer à photographier la Danse de Matisse ou à faire des selfies devant les Demoiselles d’Avignon, mais l’amateur d’art n’y trouvait plus son compte.
Il semble que cette période marquée par le wokisme ait pris fin ou du moins que les effets du mouvement aient été temporairement contrôlés, car la nouvelle présentation fait place non seulement aux deux artistes précités mais aussi aux différents mouvements du XXe siècle, le surréalisme, le suprématisme, l’abstraction géométrique, etc… A une exception près, mais de taille. Le cubisme n’est en effet pas exposé en quelques salles qui permettraient d’en comprendre l’importance et le développement mais par un accrochage à « touche-touche », comme dans les muséographies du XIXe siècle, où se mêlent de façon indistincte chefs-d’œuvre, œuvre mineure et œuvres de suiveurs ou d’imitateurs. Le musée a voulu, selon sa propre expression, retrouver la façon dont était exposées les œuvres dans les grandes collections, les ateliers des artistes ou les salons annuels.
Ce faisant, le Moma n’expose plus des œuvres d’art de la meilleure façon qui soit pour permettre aux visiteurs de les admirer, mais reconstitue ou plutôt restitue ou réinvente une pseudo-collection et un pseudo espace privé, en se basant sur l’idée que quelques conservateurs ont pu se faire du goût des collectionneurs de l’époque en regardant quelques photos. Ainsi, les tableaux de Braque et Picasso qui ont été réquisitionnés pour l’occasion, ne sont plus des œuvres d’art mais les instruments d’une mise en scène décorative à visée historique mais profondément vaniteuse et vaine.
Le visiteur qui compte encore sur un musée d’art moderne pour comprendre l’art moderne et construire sa culture sera pris dans un maelström d’œuvres de niveaux et d’intérêts divers, présentées sans ordre, sans chronologie, sans perspective et relevant de mouvements différents ayant chacun leur temporalité, leur perspective, leur logique. Croire que le cubisme de Picasso, Braque et Gris, est le même que celui de Léger, que celui de la « section d’or » de Puteaux, que l’orphisme de Delaunay est absurde et infondé. La plupart de ces groupes se regardaient avec une certaine froideur, les premiers considérant pratiquement tous les autres comme des suiveurs. Quant à imaginer que le cubisme, le futurisme de Boccioni, Balla et Severini, et les travaux cubisant de Malevitch ou Liobov Popova, participent du même mouvement, c’est aussi logique que de dire que l’Italie et la France sont le même pays. C’est pourtant ce que défend implicitement cet accrochage.
Comme souvent la démagogie, n’aboutit à rien d’autre que renforcer les forts et affaiblir les faibles. Ceux qui connaissent ces œuvres supporteront avec flegme, cette présentation, ceux qui ne les connaissent pas seront noyés dans la confusion. Cela serait risible si la direction du Moma, qui aurait pu atteindre le même but en présentant quelques photos d’accrochage d’époque, ne s’était attaqué au cubisme lui-même, le mouvement qui a ouvert les portes de l’art moderne, comme l’impressionnisme avait mis fin à la peinture classique et ouvert une nouvelle ère.
Sur l’image qui suit le melting pot cubiste peut être contemplé dans sa splendeur : au fond à gauche Braque (dont une œuvre synthétique de 1914) et Picasso, sur le mur du fond, le chef d’œuvre de Braque l’homme à la Guitare (1911), ensuite un Picasso cézanien (1909), un grand Picabia (1913), un Juan Gris de 1912, la fameuse guitare de Picasso (1914) qu’il a offerte au Moma, un Braque (hommage à JS Bach, 1912), un Mondrian de 1912, sur le mur à droite, des imitateurs (dont un Diego Rivera, Cubist Landscape, de 1912), un tableau influencé par le cubisme de Malévitch (1912), un Liobov Popova, des toiles de futuristes italiens parmi lesquelles s’est glissé un Kupka, un contraste de formes de Fernand Léger de 1914.
Sur l’image suivante, on peut voir le dynamisme d’un joueur de football, d’Umberto Boccioni, 1913, deux œuvres mineures (dont un Natalia Goncharova de 1913, qu’elle antidata de 1911…), une toile importante de Léger, la sortie des ballets russes, 1914, 4 toiles de Robert et Sonia Delaunay s’étageant de 1914 à 1918, un Picasso cézanien de 1909, un Braque cézanien de 1908, un des premiers Juan Gris de 1911.
Certains artistes ont commencé à faire des toiles cubistes quand Picasso commençait à avoir fait le tour du concept. Certains ont travaillé des années sur le sujet, d’autres ont simplement imité ce qu’ils avaient vu dans une revue imprimée à des milliers de kilomètres de chez eux. Cela ne semble pas gêner les « décorateurs » du Moma. Faire ainsi du cubisme un salmigondis de toiles diverses où n’existe plus que le règne du « j’aime, j’aime pas » est tout sauf anodin. Cela participe de l’hyper-relativisme qui caractérise notre époque et finira tôt ou tard par remettre en cause l’art lui-même, la peinture étant considérée par de simples images, comme la musique est déjà remplacée par le son dans bien des expressions.
Mais dans ce malheureux salon cubiste, on peut tout de même admirer quelques toiles qui n’étaient plus présentées depuis bien longtemps, comme ce splendide hommage à Bach de Georges Braque.
Philippe PREVAL Paris 7 juillet 2024
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