di Philippe PREVAL
Ribera, Ténèbres et lumière
A Paris, sous la houlette d’Annick Lemoine, qui avait organisé avec Francesca Cappeletti il y a quelques années, la très importante exposition, les Bas-fonds du Baroque [1], le musée du Petit Palais présente une très remarquable rétrospective consacrée à Jose Ribera ; la première jamais organisée en France. Avec 70 peintures, une trentaine de dessins et gravures, l’exposition offre une vision panoramique de l’œuvre du peintre espagnol, né à Jativa en 1591 et mort à Naples en 1652, qui fit toute sa carrière en Italie, dans le sillage du Caravage. Si le nationalisme pouvait rester à sa place, il devrait figurer parmi les peintres de l’école napolitaine, c’est d’ailleurs ainsi qu’il est exposé à Capodimonte.
Pour certains Ribera est un peintre majeur, dont les œuvres surgissent littéralement du cadre, pour d’autres il s’agit d’un suiveur de Caravage, qui pouvait certes rivaliser avec lui sur le plan du réalisme mais pas sur celui de la composition, et qui n’évite pas une certaine répétitivité. Le travail très solide des commissaires permet au visiteur de se faire sa propre idée sur celui qui fut surnommé l’héritier « terrible » du Caravage.
Les deux premières salles de l’exposition sont consacrées à la carrière romaine du peintre qui arriva fort jeune en Italie, d’où sans doute son surnom de Spagnoletto. Si l’exposition avait eu lieu il y a 20 ans, ces premières salles n’eussent pas existé. En effet, ces tableaux furent pour l’essentiel regroupés sous un nom de convention, celui du maître du Jugement de Salomon. Il revient à Gianni Papi d’avoir identifié la main de Ribera derrières ces toiles anonymes et ainsi reconstitué les débuts du peintre en Italie. Le catalogue présente un long entretien entre Annick Lemoine et Gianni Papi, où celui-ci présente les raisonnements et arguments qui lui ont permis d’arriver à ses conclusions qui font aujourd’hui consensus[2]. Si Alfred Nobel avait inclus l’Histoire de l’Art parmi les domaines susceptibles de « rendre à l’humanité les plus grands services », nul doute que Gianni Papi eut fait le voyage de Stockholm pour recevoir son prix.
Le tableau éponyme, qui est à la galerie Borghèse, figure heureusement dans l’exposition.
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Il est accompagné d’une quinzaine de toiles dont le Reniement de Saint-Pierre du palais Corsini et deux groupes de tableaux appartenant à des « apostolados »[3], le premier au musée de Rennes, le second à la fondation Longhi de Florence. Parmi ces œuvres de jeunesses dont beaucoup sont sans relief ni profondeur, certaines arrêtent le regard comme ce saint non identifié de Montauban.
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L’exposition montre ensuite un ensemble important de « portraits », des saints, en particulier Jérôme, dont le physique délabré par le temps offrait au peintre un terrain de jeu idéal, des mendiants, souvent caricaturaux ou caricaturés et des philosophes. Le terme commun de tous ces tableaux est la «réalité crue ». Mais les philosophes sont ils des philosophes et les saints des saints ?
Par exemple quand il peint Platon, Ribera le figure avec un livre titré « Liber de Ideis » ; ce qui est une formule un peu boiteuse. Cela peut faire penser au Parménide sous-titré des formes, de Ideis, mais ce livre dans les éditions latines issues de Ficin portent toujours le titre : Parmenides, sive De Ideis. Le titre mentionné par le peintre est donc assez approximatif et laisse des doutes sur le fait qu’il en ait possédé un exemplaire ou même qu’il ait lu le philosophe. Quant au personnage lui-même, en quoi peut-on reconnaître dans ce brave vieillard barbu, le fondateur de la philosophie occidentale. Rayonne-t-il d’intelligence comme le Platon de Raphaël dans l’Ecole d’Athènes ?
Ne ferait-il pas un mendiant honorable s’il tendait une sébile, un musicien s’il tenait une vielle ou un saint si son manteau était décoré d’une coquille ou s’il s’avançait une lance à la main? Philosophes, mendiants, saints, ce sont d’une manière ou d’une autre des portraits de convention permettant de décorer des cabinets, des corridors, des sacristies. C’était le gagne-pain de l’artiste.
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Ribera s’intéresse avant tout à la recréation de la réalité en peinture. C’est ce « réalisme » qui lui a valu sa redécouverte et sa grande popularité au XIXe siècle avec Théophile Gauthier (« le vrai, toujours le vrai, c’est ta seule devise »), Baudelaire, Manet, mais aussi la peinture charbonneuse de Théodule Ribot. On peut ne pas apprécier outre-mesure la gestuelle théâtrale, le recours presque systématique au clair-obscur dramatique, la noirceur pesante des toiles, force est de constater que certaines s’imposent au regard avec une autorité impressionnante, comme le fameux saint Jérôme de Capodimonte.
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Arrive enfin ce qui est la grande émotion de cette exposition : la salle qui rassemble trois piétas ou déplorations du Christ, celle du Louvre, celle de Londres et celle de la collection Thyssen[4]. Cette salle justifie à elle seule un long voyage.
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Ces trois tableaux, véritables prières, sont structurés de la même manière : sur un fond noir, le Christ mort et son linceul blanc accrochent toute la lumière. Les personnages au-dessus surgissent partiellement des ténèbres. L’effet est saisissant et porteur d’une grande charge émotionnelle. Le tableau reprend et magnifie les principes recommandés par le cardinal Paleotti à la suite du concile de Trente[5] : peindre des sujets permettant une reconnaissance aisée et non ambigüe par le spectateur, émouvoir les fidèles.
Une autre salle est très intéressante à plus d’un titre. Elle est en quelque sorte le contre-point de la précédente puisqu’elle permet de confronter trois tableaux célèbres à sujet mythologiques: l’Apollon et Marsyas de Capodimonte, le Vénus et Adonis du Palais Corsini et le Silène de Capodimonte.
Avec le Marsyas, Ribera est dans son sujet. D’une certaine manière, écorcher un satyre ou écorcher un saint (Barthélémy) n’est pas très différent. Rien de la cruauté du supplice n’est épargné au spectateur. Apollon, beau et impavide, écorche avec flegme le satyre imprudent, il plonge même les mains dans sa chair pour empoigner la peau et l’arracher. Ribera s’est débarrassé discrètement de la figure du guerrier scythe qui évite au dieu de se salir les mains dans le célèbre groupe sculpté antique. La scène est réduite à deux personnages essentiels, le dieu écorcheur et à l’opposé, le chèvre-pied renversé dont le visage hurlant témoigne de l’intensité de sa douleur. C’est le chef-d’œuvre de la peinture sadique. A l’arrière-plan, les autres satyres se lamentent, impuissants.
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Avec Vénus et Adonis Ribera se lance dans le mouvement, ce qui est assez rare dans sa peinture.
12 Apollon les mains dans la chair du satyre; 13: le cri de Marsyas; 14: impuissants satyres
Le corps à demi nu du jeune homme tué par le sanglier est admirablement peint. A gauche arrivant par les airs une jeune fermière accourt, c’est Vénus. Rien en elle n’évoque, ni ne suggère la déesse de la beauté et de l’amour. A peine voit on son décolleté. Ribera peint des nus masculins, Ribera peint des scènes de tortures, se délecte des vieillards avachis, de la peau ridée, de la graisse, de la laideur des mendiants dont on perçoit la puanteur, mais à l’heure de représenter une déesse nue, un beau corps de femme, celui de la déesse de l’amour et de la paix, du plaisir des sens et du bonheur de vivre, il déserte, il fait défaut, il se débande.
Reste le Silène, que nombre d’historiens d’art considèrent comme un chef d’œuvre et qui inspire à beaucoup de spectateurs, qui ne lui accordent qu’un demi-regard, un certain dégoût. D’abord, une question simple se pose: est-ce bien de Silène qu’il s’agit ? S’il comporte un âne qui est la monture habituelle de Silène, le tableau fut longtemps considéré comme une représentation de Bacchus. L’inventaire après décès de son premier propriétaire parle d’un « Bacco dello Spagnouolo ». Il garde ce titre pendant des siècles. Gras et flasque, comme Silène, le personnage ne correspond cependant pas au “vieillard jovial” habituellement représenté dont l’âge, symbole de sagesse compense la laideur[6].
Le personnage central est brun, mal rasé, sale, vulgaire, il a une trentaine d’années. Bacchus est généralement figuré comme un beau jeune homme frôlant parfois l’androgynie. C’est ainsi que l’ont représenté Raphaël, Michel-Ange, Titien, Rosso, Carrache, Poussin et même Rubens. Mais il existe aussi une tradition, minoritaire mais bien constituée, où le dieu est figuré comme un jeune homme obèse, asexué, flasque, impotent, l’anti-modèle de la beauté grecque, un personnage qui rappelle le physique de Néron ou de l’Ignorance inventée par Mantegna – cette figure à l’obésité obscène, incapable de se mouvoir par elle-même, sans sexualité marquée. Cette tradition est présente à Naples avec divers tableaux de Francesco Fracanzano, élève de Ribera, dont le plus important est à Capodimonte, mais aussi dans les Pays-Bas espagnols avec Cornelis de Vos (Prado), un tableau réalisé pour Philippe IV, roi d’Espagne, d’après une esquisse de Rubens (Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam). Le terme commun des tableaux de cette seconde tradition est la désexualisation de Bacchus, son impotence, sa réduction à une ivresse stupide et impuissante.
Ces œuvres mettent en scène un Bacchus anti-bacchique, une espèce de manifeste anti-dionysiaque. Sur ce point cette peinture antipaïenne qui montre un dieu impuissant et stupide, vautré dans le vice, transporté comme un empereur romain de la décadence, n’est pas sans évoquer les textes des pères de l’Eglise, en particulier Lactance, qui détestaient les dieux grecs et surtout Bacchus, et dont les idées furent ravivées à la suite du concile de Trente par le Cardinal Paleotti. Bien loin de la résurgence ou de la survivance des dieux antiques, pour citer le livre de Jean Seznec, ce courant de pensée n’a d’autre but que de les rabaisser, de les ridiculiser, de les caricaturer et de les renvoyer aux enfers de l’ignorance d’où la Renaissance les avaient tirés.
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Ce tableau qui sent la crasse, la sueur et le mauvais vin, inspire-t-il le plaisir, la joie, la fête, la musique? Une autre remarque s’impose, Dionysos est le dieu des femmes pour paraphraser Walter F Otto[7], les femmes sont toujours en nombre dans son cortège, Bacchantes ou Ménades, sans parler d’Arianne. Les tableaux bacchiques de Poussin en sont remplis. Ici, que le personnage central soit Silène ou Bacchus lui-même, nous avons une scène bacchique sans femme, à par peut-être un visage rejeté à l’extrême droite, mais que le catalogue identifie comme un poète. Une scène bacchique sans femme c’est l’opposé d’une scène bacchique, c’est une scène sans volupté, sans douceur, sans érotisme[8], sans intelligence… et pour couronner le tout sans musique[9].
Cette salle en dit beaucoup sur Ribera, sur l’extrême talent du peintre quand il s’agit de représenter la chair brute, l’horreur, la douleur, la laideur, la cruauté, mais aussi sur son refus du nu féminin, son dégoût de la mythologie[10], son dédain des femmes qui ne sont pas des saintes. En ceci il est bien un fils de la très catholique Espagne vivant dans un vice-royaume espagnol, sous l’étroite supervision de sa mère l’Eglise et de sa “sainte inquisition”.
Mais lorsqu’il s’agit de représenter le martyre des saints, Ribera est incomparable.
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En sortant de cette exposition, dont la scénographie est en tout point remarquable, le visiteur saura tout ou presque de Ribera, ce qui est bien le but de l’exercice, de son immense talent de peintre, de dessinateur et de graveur et il pourra méditer la pensée de Baudelaire, qui loue son “ténébrisme”, et reconnaît en lui un homme “plein de fougue, d’originalité, de colère et d’ironie”[11].
Philippe PREVAL Paris 12 Janvier 2025
[1] Rome et Paris, 2015
[2] Du maître du Jugement de Salomon à Ribera
[3] Groupe de 13 toiles figurant le Christ et les apôtres.
[4] il manque celle de la chartreuse de Naples qui ne peut voyager.
[5] Gabriele Paleotti, Discorso intorno alle immagini sacre e profane, Bologne, 1582.
[6] À la suite d’un passage du Banquet de Platon (215b), on compare le compare souvent à Socrate.
[7] Walter F Otto, Dionysos. Le mythe et le culte, en particulier, ch. 14 Dionysos et l’humide, ch. 15 Dionysos et les femmes.
[8] On peut aussi remarquer que la représentation du sexe du personnage relève de la négation.
[9] Qui elle aussi est constitutive du dionysisme, même dans les pires moments comme lorsque le cortège du dieu quitte Rome et abandonne son héros : « On prétend qu’au milieu de cette nuit, pendant que la ville, saisie de frayeur dans l’attente des événements, était plongée dans le silence et la consternation, tout à coup une harmonie d’instruments de toute espèce, mêlée de cris bruyants, de danses de satyres et de chants de réjouissance, tels que ceux qui accompagnent les fêtes de Bacchus, se fit entendre au loin : il semblait que ce fût une troupe bachique qui, après s’être promenée avec grand bruit et avoir traversé la ville, s’était avancée vers la porte qui regardait le camp de César : à mesure qu’elle marchait, le bruit devenait plus fort, et elle était enfin sortie hors de la ville par cette porte. Ceux qui réfléchirent sur ce prodige conjecturèrent que c’était le dieu qu’Antoine s’était toujours montré le plus jaloux d’imiter, qui l’abandonnait aussi. » (Plutarque, vie d’Antoine LXXXIII).
[10] Théophile Gauthier, Ribera : Pour toi, pas d’Apollon, pas de Vénus pudique ; / Tu n’admets pas un seul de ces beaux rêves blancs / Taillés dans le paros ou dans le pentélique.
[11 Baudelaire, Curiosités esthétiques.
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