di Philippe PREVAL
TRANSFIGURÉ – 12 VIES DE SCHÖNBERG
Orchestre de Paris – Ariane Matiakh – Bertrand Bonello
Philarmonie de Paris
Il est permis de se demander à quoi bon écrire sur un concert qui a eu lieu et qui selon toute probabilité ne pourra pas être rejoué. Est-il utile d’essayer de retranscrire un moment passé et des émotions qui n’ont eu d’existence que pendant la brièveté d’une soirée pour disparaître à jamais ? Le plus souvent la réponse est non. Mais on assiste parfois à une création d’une telle importance qu’il faut la rendre manifeste et faire son possible pour l’ancrer dans la réalité. C’est bien le cas avec Transfiguré, la création du réalisateur Bertrand Bonello, consacrée à Arnold Schönberg.
Utilisant l’espace magistral de la Philharmonie, Bertrand Bonello a conçu et mis en scène, pour inaugurer la célébration des 150 ans de la naissance du compositeur autrichien, un spectacle original construit autour de douze pièces, mêlant vidéo, jeu d’acteur, projection de peintures, oratorio, chœurs, musique d’orchestre, pièces pour piano. Les citations du compositeur parcourent aussi cette expérience de plus de deux heures qui passent trop rapidement et vont crescendo vers le Kol Nidre, dont les accents déchirants se déploient dans un torrent de lave rougeoyante. La personnalité de Schönberg se dégage progressivement et c’est bien l’un des plus grands artistes de son temps qui émerge. Un artiste au sens fort du terme, c’est-à-dire tout sauf un artisan ou un commerçant mais un homme qui répond à un appel divin et endosse le destin qui a été forgé pour lui.
En ceci, l’artiste n’est guère éloigné du prophète.
« Le seigneur s’adressa à Jonas, fils d’Amittaï : ‘Lève-toi, va à Ninive, la grande ville païenne, et proclame que sa méchanceté est montée jusqu’à moi.’ Jonas se leva, mais pour s’enfuir à Tarse, loin de la face du Seigneur. Descendu à Jaffa, il trouva un navire en partance pour Tarse. Il paya son passage et s’embarqua pour s’y rendre, loin de la face du Seigneur. Mais le Seigneur lança sur la mer un vent violent, et il s’éleva une grande tempête, au point que le navire menaçait de se briser… »[1].
La suite est l’épisode bien connu de la baleine. La leçon du passage, c’est que le prophète n’accepte pas sa vocation, l’appel qu’il reçoit, il essaye d’y échapper par tous les moyens, s’enfuit de chez lui, s’embarque sur le premier navire venu et ne finit par se résoudre à obéir qu’après bien des épreuves.
Schönberg ne dit pas autre chose, quand il dit qu’il aimerait faire de la musique populaire, avoir du succès, mais qu’il fait la musique qu’il doit faire. Il répète qu’il n’a pas de vocation d’ermite, qu’il n’a nulle envie d’être un artiste incompris, pourtant il suit sa route même si cette route conduit aux pires difficultés matérielles.
Bonello est musicien. Il a longuement étudié la musique de Schönberg, en particulier les Drei Klavierstücke op. 11 (1909).
“Face à une oeuvre d’art, on ne doit pas rêver, mais s’attacher à en percer la signification”
disait, Schönberg.
Bonello, dit lui, qu’il veut “Rentrer dans la tête de Schönberg” avec ce projet qui réunit l’Orchestre de Paris sous la direction d’Ariane Matiakh, le Chœur de l’Orchestre de Paris, les solistes David Kadouch (piano) et Sarah Aristidou (chant), deux comédiens, Julia Faure et Adrien Dantou et des images d’une beauté et d’une force incroyables.
Commençant avec la Nuit Transfigurée, op. 1 (1898), le programme du spectacle conserve l’ordre chronologique de composition des pièces, mettant en relief le parcours musical du compositeur et le parallèle avec les bouleversements du monde, jusqu’au chaos du XXe siècle. C’est aussi cette chronologie qui permet la compréhension.
Schönberg est comme Mahler, un juif autrichien parfaitement assimilé, il se convertit même un temps au protestantisme. Pendant la première guerre, il s’engage comme il peut, comme Wittgenstein, au grand dam de Debussy, qui de son côté compose des cantates patriotiques.
Après l’effondrement de l’empire autrichien dont il gardera toujours la nostalgie, il s’installe à Berlin, donne des cours de composition. Mais s’il a presque oublié qu’il était juif, ce qui n’empêche pas son œuvre d’être parcourue et magnifiée par le judaïsme[2], les surgissements inattendus d’antisémitisme chez certaines de ses relations[3] et surtout l’Allemagne se charge de le lui rappeler. Les vestes sombres sont de plus en plus présentes dans la capitale allemande. Il perçoit tout de suite cette friction des plaques tectoniques, quitte l’Allemagne gagnée par la peste brune, se reconvertit en passant par Paris, rue Copernic[4], puis part pour les Etats Unis où il vivra dans des conditions difficiles mais pourra poursuivre son enseignement et son œuvre.
“Transfiguré – 12 Vies de Schönberg” réunit sur scène une grande richesse et une grande diversité d’effectifs : le grand orchestre au complet pour Pelléas et Mélisande, le piano solo pour les pièces opus 11, la petite formation pour le Pierrot Lunaire, puis les lieder avec une soprano… Une véritable dramaturgie musicale qui s’étend de 1898 à 1943, faisant émerger des images. Les images semblent surgir des œuvres de Schönberg elles-mêmes, parfois en symbiose comme pour Erwartung, parfois en confrontation comme pour Kol Nidre, op. 39 (1938). Les “12 Vies de Schönberg”, font évidemment référence au dodécaphonisme, aux séries de 12 sons formalisées par le compositeur, mais rien n’est doctrinal, rien n’est calculé, froid ou académique. Gould disait qu’après Bach, la musique pour piano n’est qu’une longue préparation pour aboutir à Schönberg. Rien ne semble plus clair après ce spectacle enthousiasmant.
Une blague juive dit que les pessimistes sont à New-York alors que les optimistes sont à Auschwitz. La phrase d’Antonio Gramsci « Avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté », qui sert d’introduction au spectacle, semble lui faire échos et introduire le fait que création artistique et conscience militante ont cheminé ensemble pendant les heures sombres. Schönberg eut droit à une section entière de l’exposition sur l’art dégénéré. Compte tenu des bouleversements politiques et géopolitiques que traversent notre continent, nul ne peut affirmer que ses œuvres seront encore jouées dans 20 ou 30 ans, soit qu’elles auront rejoints à nouveaux l’enfer des inventions dangereuses pour l’esprit, soit qu’elles n’auront plus leur place dans les bouquets numériques ou les recommandations produites par intelligence artificielle.
Plus que jamais jouer, monter, produire, écouter, aimer et faire aimer Schönberg est un combat, un combat de la plus haute importance morale et intellectuelle, un combat de chaque instant.
Philippe PREVAL Paris 14 Janvier 2024
NOTE
[1] Jonas, 1-4.
[2] Entre autres : L’Echelle de Jacob (1915), Moise et Aaron (1930-32), Kol Nidre (1938), Psaumes modernes (1951).
[3] Comme après une discussion orageuse avec Wassily Kandinsky à qui il écrira, par la suite, une lettre restée célèbre et que cite intelligemment le spectacle : « …. Ce que j’ai été forcé d’apprendre l’année dernière, je l’ai enfin compris, et je ne l’oublierai jamais. À savoir que je ne suis pas un Allemand, ni un Européen, pas même un humain peut-être, mais que je suis Juif. [..] J’ai entendu dire que même un Kandinsky ne voyait dans les actions des Juifs que ce qu’il y a de mauvais, et dans leurs mauvaises actions que ce qu’il y a de juif, et là, je renonce à tout espoir de compréhension. C’était un rêve. Nous sommes deux types d’hommes. A tout jamais ! …» (Lettre à Kandinsky, 20 Avril 1923).
[4] Dans cette même synagogue où environ 45 ans plus tard aura lieu le premier attentat antisémite de l’ère contemporaine.
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