di Catherine LOISEL
Un modello de Bernardo Strozzi
Curieusement le corpus graphique conservé de Bernardo Strozzi n’est pas particulièrement conséquent eu égard à sa notoriété de son vivant. C’est pourquoi il est tout à fait surprenant de pouvoir découvrir une pièce maîtresse (Fig. 1), un modello pour La Parabole de l’invité à la noce.
Il s’agit d’un dessin de la collection du Wallraf- Richartz- Museum de Cologne[1], correspondant à la partie gauche du tableau exécuté par Bernardo Strozzi pour le décor du plafond de l’église San Salvatore de l’Ospedale degli Incurabili à Venise à partir de 1635[2].
Le sujet illustre un passage de l’Évangile selon saint Matthieu, l’épisode de l’invité qui se présente au banquet nuptial en tenue négligée, le roi ordonne donc de l’arrêter et de le jeter dans les ténèbres car nombreux sont ceux qui sont appelés et peu sont élus. L’homme, entouré des gardes qui lui lient les pieds et les mains est placé légèrement en décalé par rapport au centre de l’ovale, sur fond d’architecture. Le ciel obscurci par des nuages sombres s’accorde à l’iconographie. Le tableau de Strozzi était placé sur le plafond de la nef du côté de l’autel, tandis que celui d’Alessandro Varotari, Il Padovanino, illustrant la parabole des Vierges sages et des vierges folles était situé près de la porte (Galleria dell’Accademia, Venezia). C’est Sante Peranda qui a commencé celui du centre, représentant Le Paradis, terminé par Francesco Maffei[3] apparemment perdu. Le message du sujet imposé à Strozzi rappelait aux fidèles la nécessité d’être prêts « car nul ne connaît ni le jour ni l’heure de sa mort ».
L’Ospedale degli Incurabili, sur les Zattere, a vécu son heure de gloire au Settecento alors qu’il faisait partie du groupe des Ospedali enseignant la musique et le chant aux jeunes filles pauvres, comme celui de La Pietà, des Mendicanti et de l’Ospedaletto. Malheureusement à la suite de l’occupation napoléonienne puis autrichienne l’église a été déconsacrée, dépouillée puis détruite. Du tableau de Strozzi, déposé comme les autres ovales, ne subsistent que deux fragments, la figure du roi, partie droite de la scène entré en 2017 dans les collections de la Galleria dell’Accademia de Venise[4] et le page portant un plat[5] . La composition complète est heureusement connue grâce à deux esquisses peintes. Celle du Museo dell’Accademia Ligustica di Belle Arti di Genova[6] présente les figures sur fond de ciel ouvert tandis que dans celle de la Galleria degli Uffizi[7] l’artiste conserve le groupe à l’identique mais introduit à l’arrière plan un portique de type palladien (Fig. 2) qui inscrit sa composition dans la grande tradition vénitienne. En outre une étude à l’huile pour la tête du roi a été retrouvée[8]
Lorsqu’il exécute le dessin de Cologne, Strozzi a déjà clairement mis en place l’organisation interne du groupe compact de l’invité et des guerriers de part et d’autre de la ligne courbe du corps légèrement penché en avant. L’insistance sur les traits de contours indique un état très avancé dans la réflexion. Cependant quelques changements interviendront notamment dans l’éclairage plus contrasté, la tête du soldat à gauche sera placée dans l’ombre et ses traits moins visibles.
Le caractère le plus frappant du dessin réside dans la présence d’un important repentir du visage du malheureux commensal dont la position a été abaissée pour accentuer le caractère dramatique de la mesure qui le frappe.
Par son caractère très abouti et son usage de modello le dessin constitue un apport appréciable dans le corpus graphique de l’artiste génois et pourrait permettre de réexaminer la difficile question des dessins considérés comme des copies d’après des éléments de ses tableaux, notamment ceux qui proviennent de la collection Sagredo.
En tout état de cause une feuille peu connue, placée anciennement sous le nom Guido Reni, correctement identifiée par Lawrence Turcic dès 1986, une Tête d’homme de la Staatsgalerie de Stuttgart à la pierre noire et pastel sur papier beige[9] ne peut entrer dans cette catégorie des « memorie ». Elle correspond à la typologie du vieillard ridé (Fig. 3), aux cheveux en bataille que l’on trouve dès les années 1620 dans les tableaux de Strozzi exécutés à à Genova, comme La Dernière Cène[10] et qu’il met en scène tout au long de sa carrière, par exemple Les Trois philosophes du Palazzo Durazzo Pallavicini[11] vers 1630 et que l’on retrouve à Venise avec la Tête d’apôtre de la Galleria dell’Accademia[12], vers 1640.
On considère que Bernardo Strozzi a commencé à rehausser ses dessins de touches de pastel après son arrivée dans la Serenissima, lorsqu’il a été séduit par les possibilités coloristes de cette technique pratiquée à Venise dans l’atelier des Bassano et largement diffusée ensuite. L’artiste mariait déjà de manière très raffinée la pierre noire et la sanguine dans ses dessins de la période génoise, ainsi dans les études préparatoires pour la pala dei Sordomuti[13]. La technique colorée aux multiples nuances du pastel ne pouvait donc que l’enchanter.
Ces deux dessins dans leur diversité expriment la parfaite adaptation de Bernardo Strozzi à la vie artistique vénitienne.
Catherine LOISEL Paris 3 April 2024
NOTE
[1]Inv. Nr. Z 5497. Pierre noire sur papier bleu passé. L’inventaire après décès de l’artiste en 1644 mentionne un “dissegno del soffitto per lui fatto in chiesa delli incurabili” qui a été rattaché par les historiens à l’un des bozzetti. Daniele Sanguinetti, in Bernardo Strozzi 1582-1644, La conquista del colore a cura di Anna Orlando e Daniele Sanguinetti, Genova, Palazzo Nicolosio Lomellino, 2019, n°33.
[2]Camillo Manzitti, Bernardo Strozzi, Torino, 2013, n° 227-229
[3]Paola Rossi, Francesco Maffei, Milano, 1991, p.10-11 et 185.
[4]Inv. 76617.Bernardo Strozzi 1582-1644, La conquista del colore a cura di Anna Orlando e Daniele Sanguinetti, Genova, Palazzo Nicolosio Lomellino, 2019, n°36, scheda di Daniele Sanguinetti.
[5]Manzitti, 2013, n°230
[6]Manzitti, 2013, °227, inv n.384, 136x 191 cm.
[7]Manzitti,2013, n°228, 127×190 cm.
[8] Anna Orlando in Bernardo Strozzi, 2019, n°35, scheda di Anna Orlando.
[9]Inv. II/ 1441, annotation à la plume encre brune: S 4 ?. Collection Schloss Fachsenfeld, marque en rouge.
[10]Manzitti,2013, n°68
[11]Manzitti, 2013, n°183
[12]Manzitti, 2013, n°274
[13]Piero Boccardo in Bernardo Strozzi, 1995, n°99 et 100.
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