di Philippe PREVAL
Claudio Strinati, le flâneur céleste.
Au cours des dernières années, les livres d’art ont connu une lente dérive vers le livre de luxe. La photo semblait avoir pris l’ascendant sur le texte, qui se réduisait à quelques intermèdes entre les images, et que beaucoup de lecteurs, et parmi eux quelques lettrés, se permettaient de sauter allégrement.
Cette évolution s’accompagnait de la préférence accordée au format in folio et au papier glacé qui rendaient les livres difficilement manipulables. Ceux-ci trouvaient souvent leur place dans les salons des appartements de la bourgeoisie, couchés sur des tables basses. Et après tout cette résidence était bien faite pour ce qu’ils étaient devenus : des coffee table books. Bien que l’accès aux images n’eût jamais été aussi simple grâce à Internet, les lecteurs continuaient à pouvoir admirer à longueur de pages des reproductions d’œuvres aussi rares ou méconnues que la Vénus d’Urbino, la Madone sixtine ou la Joconde.
Mais, divine surprise, l’augmentation vertigineuse du prix des droits de reproduction, malgré les difficultés qu’elle pose aux éditeurs, a sur cet aspect un effet très favorable : elle sonne le glas des livres d’images et la réapparition du texte.
Le dernier livre de Claudio Strinati est un bon exemple de ce retour à la vertu. Il compte en effet, 400 pages pour aucune reproduction. Voici revenue l’époque bienheureuse de Bernard Berenson. Avec Bernard Berenson, Claudio Strinati, ne partage pas seulement sa capacité à faire un livre d’histoire de l’Art passionnant sans recourir aux illustrations, il peut aussi comme lui, parcourir en 400 pages l’ensemble de l’histoire, les continents et les civilisations. Lire, sa Breve storia dell’ arte, c’est être convié au privilège de converser avec un de nos grands contemporains et à se promener avec lui dans son immense culture. Car c’est bien cela ce livre, une promenade en compagnie de Claudio Strinati, qui écrit comme un lettré du Moyen-Age, sans autre support que sa mémoire. Il y a ça et là quelques erreurs de faits, que ne manqueront pas de relever tels ou tels de ses collègues zélés, mais combien est vivante cette prose qui coule vive et pure comme un ruisseau de haute montagne.
Accroche toi bien lecteur. Contrairement à ce qu’annonce le titre, ce n’est pas un petit livre que tu vas lire et moins encore un rapide cours d’histoire de l’art, écrit par un professeur analytique, classant les tableaux et les dessins comme un archéologue préparant la publication d’un chantier de fouille. Prenons un exemple : le chapitre 8 (Il potere dell’imagine, p. 267), commence par Luther et ses réflexions sur les images qu’il considère comme des idoles, comme des êtres vivants et rejette, puis le récit remonte d’un siècle avec Jean Hus, le précurseur du réformateur, remonte encore le temps jusqu’à 730 et Léon III l’Isaurien, le fameux empereur byzantin qui favorisa l’iconoclasme, revenant à la littéralité du commandement biblique. Nous sommes toujours à la page 267. Nous avons parcouru sept siècles, et trois civilisations. Nous redescendons maintenant le fil du temps, pour arriver aux révolutionnaires français et au vandalisme qui a frappé les statues des rois, qui n’étaient pas français comme les sans-culottes le croyaient, et peut-être aussi l’honorable professeur, mais hébreux.
C’est David, Salomon et les autres qui furent décapités, par Hugues Capet. Peu importe, après un petit détour par la révolution anglaise nous tombons sur cette phrase qui constituerait un bon sujet de dissertation :
«nella cultura cattolica invece, la tolleranza anzi la simpatia per le immagini e un dato acquisito ».
De cette tolérance, de cette sympathie découle tout l’art occidental. Mais nous sommes maintenant, à Arezzo, peu 1327, sur la tombe de Guido Tarlati, dont le gisant et les statues vont être décapitées par suite de la disgrâce de son modèle. Cette réflexion sur les rapports entre le modèle et l’œuvre, entre l’occasion et l’œuvre, amène l’auteur à se demander ce qu’est un artiste et à y apporter sa réponse : «l’Artista, che lo voglia o no e un benefattore dell’Umanita ». Que tout grand artiste soit un bienfaiteur de l’humanité, c’est bien ce que pensent les amateurs de musique qui écoutent le XVe quatuor de Beethoven. Je m’arrête, nous avons parcouru, à peine 4 pages !
Cela remue un peu. Cela n’est pas confortable. Le lecteur a parfois l’impression d’être embarqué sur la cariole du diable comme le personnage de l’histoire du soldat de Remarque et de traverser les paysages historiques à une vitesse vertigineuse. Il faut accepter de retrouver son âme et surtout son attitude d’enfant, à qui l’illustre professeur donne la main en le promenant dans un musée imaginaire à la Malraux, et qui lui dit en lui montrant la Déposition Borghèse, regarde
«la transparenza luminosa de la materia cromatica miscelata dalla combinazione armonisa della tempera all’uovo e dell’olio crudo insieme».
Chaque page ou presque comprend ce type de bonheur.
Au cœur de l’inoubliable Si c’est un homme de Primo Levi, le jeune Pikolo (Jean Samuel) a droit à un cours d’Odyssée, un cours bâti sur Homère bien sûr mais surtout sur le chant XXVI de l’Enfer de Dante, qui en est la réécriture et la prolongation. Ce moment du roman est une oasis d’humanisme au sein de l’enfer.
C’est un peu cette impression que me donne le livre de Claudio Strinati. Il ne se lit pas comme un comme un roman, ni comme un guide touristique. Il se lit comme on lit Montaigne, Pascal ou Erasme, en méditant en avançant et en revenant en arrière. Dans le monde où nous vivons, celui où la guerre pointe de nouveau sa face de singe, celui où les pogroms sont revenus, celui où des terroristes s’abritent au sein d’une population civile dans l’espoir d’en transformer la plus grande partie possible en martyres, ce livre est une oasis de bonheur, un moment de paix et pour le lecteur un immense privilège.
Philippe PREVAL Paris 18 Février 2024