par Philippe PREVAL
Voici le temps de l’aimable Régence,
Temps fortuné, marqué par la licence,
Où la folie, agitant son grelot,
D’un pied léger parcourt toute la France,
Où nul mortel ne daigne être dévot,
Où l’on fait tout, excepté pénitence.
Le bon Régent, de son palais royal,
Des voluptés donne à tous le signal [1].
Ces vers célèbres de Voltaire résument bien une période de huit ans, dont une excellente exposition organisée par le musée Carnavalet, à Paris, accompagnée d’un très bon catalogue[2], célèbre le tricentenaire.
Succédant à son illustre, son pieux, son dévot, son très chrétien oncle qui mit l’Europe à feu et à sang, ruina son pays, affama son peuple, supprima la liberté religieuse, amputa la nation de ses élites protestantes, isola l’aristocratie du peuple et versa généreusement le sang de ses enfants, Philippe le débauché, instaura une période de paix, assainit les finances, désendetta l’état, tint l’église et le parti dévot en respect, favorisa le commerce et les arts, rétablit la liberté de penser et ouvrit la glorieuse époque des lumières dans son pays.
A cette petite décennie, qui selon Michelet dura un siècle, il est juste de rendre hommage et à cet homme aussi. Le régent était un être aux talents multiples qui avait disposé d’une éducation accomplie, bien plus remarquable que celle dispensée à ses cousins. Excellent cavalier, homme de guerre qui s’était illustré au feu par son courage et son sang-froid, il était un grand amateur d’art, au point de négocier dès 1715 l’achat de l’ancienne collection de Christine de Suède[3], il avait étudié la peinture avec Charles Coypel, était un musicien accompli[4], disposait d’une bonne culture mathématique[5] et scientifique en générale, savait son latin et écrivait un français tout à fait convenables.
L’exposition débute par la « prise de pouvoir ». Philippe II d’Orléans s’allie avec le parlement de Paris pour casser le testament de Louis XIV à peine froid et mettre sur la touche, son cousin légitimé, Louis Auguste de Bourbon, duc du Maine, qui, trois ans plus tard sera compromis dans la conspiration de Cellamare et devra s’exiler pendant deux ans. Au moment où le corps du roi mort est transporté de Versailles à Saint Denis, celui du roi vivant, circule de Versailles à Vincennes, en passant par « les grands boulevards ». C’est une décision forte du nouveau dirigeant : le pouvoir, la cour, reviennent à Paris. Un boum économique sans précédent pour Paris s’ensuit naturellement, qui verra la construction de nombreux hôtels particuliers qui seront peuplés d’œuvres d’arts et feront travailler tout un univers de corps de métiers.
L’exposition se clôt par la mort du duc d’Orléans, le couronnement de Louis XV et le funeste retour du roi et de la cour dans cette petite ville de province située à quatre lieux de la capitale. Entre temps le siècle de la Régence est abordé en quatre parties -un nouveau régime, le renouvellement urbain de Paris et les arts décoratifs, les arts, les lettres et les idées, la fin de la régence- dont nous ne commenterons que quelques grands thèmes.
L’économie
Le régent était économe des deniers de l’état. Les travaux somptueux de Versailles s’arrêtèrent. Les guerres dispendieuses, qui avaient bien failli valoir la fin du royaume, ne reprirent pas. Cette attitude mesurée et vertueuse était à elle seule, un facteur de redressement. Cependant, quand on pense à la Régence, en termes d’économie, on pense à la banqueroute de Law.
L’aventure de la banque royale et de la nouvelle compagnie des Indes est bien décrite dans le catalogue[6] et évoquée par une salle de l’exposition. On peut y suivre la créativité du génial écossais, l’intérêt pour le royaume et pour l’économie productive, l’emballement, la croissance effrénée du léviathan qu’est devenue la nouvelle compagnie des Indes, la chute initiée par quelques maladresses et amplifiées par ceux que cette réussite insolente gênait, les vieux riches du royaume, noblesse de robe, bonne bourgeoisie.
Si la chute est restée dans les mémoires, le système Law a néanmoins, pendant ses quatre années d’existence, permis le désendettement du royaume, une croissance remarquable du commerce et de l’artisanat, et la création d’une nouvelle mentalité très fructueuse et très profitable à l’ensemble du peuple qui consistait a gagner le plus d’argent possible et à en dépenser presque autant dans les arts, la décoration et des passions moins avouables comme le jeu.
L’architecture à Paris et les arts décoratifs
La régence c’est avant tout un style décoratif qui est immédiatement reconnaissable et qui inaugure le grand style français qui s’achèvera avec la révolution.
Attirés par le dynamisme du marché parisien qui doit décorer et meubler les nombreux hôtels particuliers que font construire ou aménager la cour réinstallée, ou la bourgeoisie financière, les artisans venus en particulier des provinces unies (Boulle, BVRB I, Oppenordt) inventent un style élégant, allégé des lourdeurs du roi soleil et le déclinent dans divers domaines : ébénisterie, appliques en bronze doré, horlogerie, menuiserie décorative, sièges, porcelaines montées…
Pour les meubles, c’est l’Age de Cressent. Les pierres dures sont remisées, les assemblages contre-nature, comme disent les ébénistes, de bois, métal, écailles ou émail, sont oubliés. Les meubles sont en placage de bois exotiques, bois de rose, bois de violette, bois de satin, palissandres de toutes variétés. Le noir ébène disparait, les couleurs, aujourd’hui transformées en camaïeux de bruns, surgissent dans les salons.
C’est l’Age d’Oppenordt pour la décoration. Les panneaux de marbres disparaissent, les lourdes garnitures de bronze doré ou les bas-reliefs aussi. C’est le règne du bois sculpté et rechampi, l’alliance sublime du blanc et de l’or qui ne sera jamais abandonnée en France.
L’architecture est à l’unisson, allégée, affinée. Elle reste fidèle au classicisme du XVIIe siècle mais la grandiloquence s’efface au profit de l’élégance. En huit ans, plus de 40 hôtels sont construits dont des chefs d’œuvre : l’hôtel Matignon, le palais Bourbon, le palais de l’Elysée… L’architecture privée a pris le pas sur les grandes constructions royales : « C’est sans doute cette élégance de la retenue et cette courtoisie envers le passé qui a assuré le succès des hôtels de cette époque – parangons d’un art de vivre à la fois brillant et confortable, rassurant et moderne[7]. »
La peinture
Le peintre de la régence c’est Watteau. Sa courte carrière en épouse pratiquement les dates. La peinture moribonde de la fin du règne de Louis XIV, les grandes machines religieuses des Jouvenet ou des Lafosse, cède la place aux fêtes galantes aux allures vénitiennes. L’intégration de trois vénitiens à l’académie, dont Sebastiano Ricci et Rosalba Carriera, n’est sans doute pas étrangère au vent d’air frais, qui souffle sur la peinture française. Dans une étude très éclairante, José de Llanos[8] retrace ce mouvement.
L’exposition présente non seulement un très beau Watteau :
Mais également une œuvre tout à fait remarquable d’Oudry, qui mêle justement l’influence de Watteau et de la peinture vénitienne.
On peut regretter que l’exposition n’ait fait aucune place aux élèves de Watteau, Lancret et Pater qui ont pourtant imposé son style, ni à l’album Julienne[9], qui l’a diffusé.
La vie intellectuelle
Si le terme est postérieur à la Régence, et qu’il est habituel de faire remonter son histoire à l’ouverture de l’hôtel de Rambouillet, vers 1618, le « salon », dont Benedetta Craveria a fait magistralement l’histoire[10], prend toute sa place dans la vie intellectuelle pendant la Régence. En effet, d’essence aristocratique, et érigeant au sommet de ses valeurs la délicatesse et l’intelligence, il fut d’abord purement mondain mais accueillit progressivement en son sein, hommes de lettres et savants, participant ainsi à une nouvelle vision des élites. Ce qui se nommait alors « société », était avant tout un lieu, une fréquence régulière et une personnalité, le plus souvent une femme. C’est dans son salon qu’elle invitait ses amis à jour fixe. Le reste, composition, sujets abordés, pratiques, était très variable mais par-delà leur diversité, tous ont contribué à l’édification, au prestige et à la pérennité d’un art de vivre à la française, d’une sociabilité qui exerçait son attraction sur l’Europe entière. L’exposition décrit quatre salons, celui de madame de Lambert, celui de madame de Verrüe, richissime veuve joyeuse du comte de Verrua, noble piémontais qui avait poussé sa femme dans les bras de son mâitre avant que celle-ci ne quitte Turin pour Paris, celui de madame de Tencin, maitresse officielle de l’abbé Dubois et enfin, celui de Crozat. Le salon, c’est sous la Régence l’espace de la discussion, c’est l’art de la conversation, c’est le lieu d’échange, de circulation, de création des idées.
Dans cet univers trois figures de premier plan prennent leur envol : Montesquieu, Marivaux et Voltaire. La publication en 1721 des Lettres persanes, 6 ans après la mort du roi Soleil, montre à elle seule, le travail de libération des talents et des esprits, accompli par la Régence.
Le prince libertin
De cela l’exposition parle peu et c’est bien dommage. Comme si les parties fines qu’organisait le Régent, au palais royal ou dans ses folies, ces villas parisiennes, devaient nuire à sa gloire. N’est ce pas justement parce qu’il pratiquait l’amour à géométrie variable, en compagnie de son cher abbé Dubois, dont il fit un évêque et pour qui il obtint la pourpre cardinalice, ainsi que de quelques autres « roués », hautes figures des mœurs libérées et de la libre pensée, qu’il pût huit ans durant faire bénéficier le royaume de sa vision, de sa liberté de pensée et de ses multiples talents. Et n’est-ce pas parce qu’il était capable de lire Rabelais pendant la messe de Noël, qu’il était sut s’entourer de personnalités aussi brillantes que John Law de Lauriston.
Tous les « biopics » se terminent mal. C’est le cas de cette exposition. Avec une grande noblesse, le régent rendit les clés du royaume à l’heure dite et il pouvait se flatter d’un bilan que peu de dirigeants peuvent lui contester. Six mois après il mourut. Le roi retourna s’enterrer à Versailles, le cardinal de Fleury dirigea le pays avec une parfaite incompétence. Quarante ans plus tard Voltaire dira :
« Pour nous autres Français, nous sommes écrasés sur terre, anéantis sur mer, sans vaisselle, sans espérance ; mais nous dansons fort joliment. »[11]
Cette belle exposition permet de comprendre à quel point la Régence fut importante pour la France, à quel point elle fait partie de ces courts moments de bonne gouvernance, surnageant dans des océans d’incurie qui permettent cependant et de façon étrange, à ce pays de se maintenir à travers les siècles.
Philippe PREVAL Paris 10 Décembre 2023
NOTE
[1] Voltaire, La pucelle d’Orléans.
[2] Imprimé toutefois, selon la mode de « Paris Musée », sur du papier qui conviendrait mieux à un cornet de frites ou à l’emballage des harengs sur le port d’Amsterdam et affublée d’une iconographie d’une laideur outrageante.
[3] Qui comprenait entre autres, la Danaé du Corrège.
[4] Au point de composer un opéra tout à fait audible, penthée.
[5] Comme Louis XV, et c’est sans doute là une décision du Régent.
[6] Essai d’Arnaud Oursin
[7] Essai de Nicolas Courtin, Hôtels parisiens.
[8] Le Régent les arts.
[9] Postérieur il est vrai, mais Julienne est avant tout une figure de la Régence.
[10] Benedetta Craveri, L’âge de la conversation.
[11] Lettre à M. Bettinelli, 24 mars 1760
Versione Italiana
Questo è il tempo dell’amabile Reggenza,
Un momento fortunato, segnato dalla licenza,
Dove la follia, agitando la sua campana,
Con un passo leggero viaggia in tutta la Francia,
Dove nessun mortale si degna d’essere devoto,
Dove tutto si fa tranne la penitenza.
Il buon Reggente, dal suo palazzo reale,
La voluttà dà a tutti il segnale