di Philippe PREVAL
L’invention de la Renaissance
20 fév. 2024 – 16 juin. 2024
BNF Richelieu Galerie Mansart – galerie Pigott
https://www.bnf.fr/fr/agenda/linvention-de-la-renaissance#bnf-infos-pratiques
«Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées [1]: grecque, sans laquelle c’est honte qu’une personne se dise savant ; hébraïque, chaldaïque, latine. Les impressions tant élégantes et correctes en usance [2] qui ont été inventées de mon âge par inspiration divine, comme, à contre-fil, l’artillerie par suggestion diabolique. Tout le monde est plein de gens savants, de précepteurs très doctes, de librairies [3] très amples, qu’il m’est avis que ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinien, n’était telle commodité d’étude qu’on y voit maintenant, et ne se faudra plus dorénavant trouver en place ni en compagnie, qui ne sera bien expoli [4] en l’officine de Minerve. Je vois les brigands, les bourreaux, les aventuriers, les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et prêcheurs de mon temps».
Ce texte dit tout de la formidable transformation qu’opéra ce que l’on a coutume d’appeler la Renaissance qui a aujourd’hui une définition assez vague mais alors un sens très concret, celui de retrouver le véritable chemin de la civilisation. Le terme le plus important du texte est ce « maintenant » qui traduit la différence radicale pour les contemporains de Rabelais, entre leur époque, et celles des ancêtres du locuteur. Cinquante ans d’historiographie ont péniblement tenter de redorer le blason du Moyen-Age, de mettre fin à sa réputation d’ignorance et d’obscurantisme et de redonner du lustre à sa philosophie. Ce n’était certes pas l’avis de Rabelais. Quand il tance l’ignorance des docteurs et prêcheurs du temps de ses pères, il parle d’expérience et objectivement. Les Français ayant eu cinquante ans de retard sur les Italiens, Rabelais, parle pour lui, pour un homme qui a connu la fondation du Collège de France, le collège des lecteurs royaux. Bien entendu cette époque commença à Florence sous Côme de Médicis et fut menée par Marsile Ficin, et fut anticipée par Pétrarque et Boccace.
C’est cette aventure humaine que retrace la merveilleuse exposition de la BNF.
Partant de la figure fondatrice de Pétrarque, lettré d’un genre nouveau qui prône l’étude des textes antiques dans une visée éthique, elle s’attache à montrer comment cet idéal se concrétise à travers un travail de collecte des manuscrits d’auteurs classiques de l’Antiquité et de transmission, par des copies et des traductions. Elle reconstitue aussi, une création tout à fait nouvelle, le « studiolo », au sens propre le lieu d’étude où les lettrés et certains princes, se retirent parmi leurs livres et leurs objets d’art.
Cet événement vient à point nommé ! Dans le métro, il devient rare de voir des voyageurs plongés dans la lecture d’un livre. Ils ont presque tous le nez fixé sur un petit écran de verre, les uns pour aligner des pommes et des poires et avoir ainsi le droit d’aligner des carottes et des fraises, les autres pour admirer les évolutions des as de la coordination pied-tête, certains pour gouter les productions savant dosage émotionnel assemblé comme un parfum de grande maison, peur, attendrissement et humour du cinéma hollywoodien, d’autres pour suive avec avidité les aventures sentimentales des acteurs et actrices de ces mêmes productions, ou faire défiler avec leur pouce les acrobaties involontaires de chats, de chiens ou même de pandas. C’est pourtant le livre qui avait sorti l’humanité du purgatoire médiéval. Le livre avec ses histoires, ses concepts, ses mille et unes difficultés. Cette exposition prend tout sens car elle arrive précisément au moment où sans une vigoureuse réaction, nous allons devoir nous préparer à entrer dans une nouvelle glaciation intellectuelle, celle des « plateformes », des multiples écrans, celle du loisir vide, celle de la monétisation du temps cérébral, pour reprendre l’expression d’un cynisme inégalable d’un défunt patron de chaine de télévision. Alors que les livres vont peut-être devoir se réfugier dans les grandes bibliothèques comme ils durent le faire dans les monastères pendant des siècles, profitons du courage de la BNF pour en retrouver certains et surtout pour les lire.
Le cheminement commence avec Pétrarque, qui aurait pu faire sienne la phrase de Sénèque, le repos sans l’étude des lettres c’est la mort, et l’homme est tout vif mis au tombeau[5], que les scénographes ont bien fait d’inscrire en majesté.
Il fut le premier lettré à disposer d’une véritable bibliothèque et disait qu’il n’y avait rien de meilleur que d’être tranquille et de travailler parmi ses livres. L’importance du poète se passe de commentaire. L’exposition rappelle ce que nous devons à Pétrarque l’humaniste qui fut le premier des philologues, travaillant en particulier à l’établissement du texte de Tite Live et qui constitua méthodiquement une bibliothèque très structurée, faisant copier à ses frais des manuscrits rares et pour certains essentiels. Nous lui devons en particulier le retour d’Homère parmi nous. Le Moyen-Age avait une conscience assez nette de la position hiérarchique d’Homère (il est cité dans la chanson de Roland, dans le roman de la Rose, dans le roman de Troie, etc…) mais il ne le connaissait pas de première main. La guerre de Troie n’était connue que par des textes latins tardifs qui attachent plus d’importance aux combats qu’aux excursus mythologiques ; l’Ilias Latina (premier siècle), l’Éphéméride de la guerre de Troie de Dictys de Crète et l’Histoire de la destruction de Troie de Darès le Phrygien.
L’arrivée en 1353, d’un manuscrit complet des deux grands textes homériques dans la bibliothèque de Pétrarque est de la plus haute importance. Ne sachant pas le grec, Pétrarque écrit à Boccace qu’il est « sourd » devant ce texte :
« Ton Homère est muet pour moi, bien plus, moi, je suis sourd pour lui ».
Ce qui ne l’empêche pas de serrer le manuscrit contre son cœur. Pétrarque et son ami Boccace finiront par disposer d’une traduction latine. Son exemplaire de l’Iliade (BNF, Lat 7880) est annoté à chaque page ou presque. Le poète mourut alors qu’il travaillait sur l’Odyssée. C’est ce livre que nous pouvons voir.
Comme une grande partie de la bibliothèque du poète, il a connu un parcours chaotique. A la mort du poète, la bibliothèque est à Arquà, sur le territoire de Padoue. Les seigneurs de la ville, les da Carrara l’achètent ou la saisissent en partie, principalement les manuscrits latins et grecs. Après leur défaite contre les Visconti, les livres sont emportés comme butin en Lombardie, ils passent aux Sforza qui les entreposent au château de Pavie. Lorsque les Français de Louis XII conquièrent le Milanais, ils prennent possession des précieux livres qui sont transportés à Blois. Ils connaitront différents châteaux et diverses révolutions mais ne quitteront plus la France.
Outre la sublime Odyssée, l’exposition présente plusieurs livres de la bibliothèque pétrarquienne, dont le Dictys de Crète, les dialogues de Platon (en grec), un Saint Augustin (Ennarationes in psalmos) offert par Boccace, un recueil d’historiens romains de l’école de Chartres, annoté par le poète… chacun de ses exemplaires a été feuilleté, compulsé, lu, annoté par Pétrarque. Dans un manuscrit padouan de son de Viris illustribus, on retrouve même son portrait, le plus ancien qui nous soit parvenu, fait peut-être de son vivant. On a peine à y reconnaitre l’auteur du Canzoniere, on y voit un homme austère, modeste.
Le second héros que nous retiendrons est Poggio Bracciolini, le Poge. Il nait quelques années après la mort de Pétrarque et fait partie, avec Leonardo Bruni, Niccolo Niccoli, Pier Paolo Vergerio, Gasparino Barzizza, Guarino Veronese et quelques autres, de la génération de brillants lettrés qui vont édifier la renaissance des lettres. Tous ont à leur actif la découverte, dans une bibliothèque, d’un manuscrit oublié qui a permis l’édition princeps d’un classique, mais le Pogge est celui qui a su en faire la meilleure narration, ou la meilleure mise en scène. Mettant à profit son désœuvrement lors des travaux du concile de Constance, il fit quelques excursions dans des bibliothèques monastiques environnantes entre l’été 1416 et l’été 1417, notamment à Cluny, Saint-Gall, Fulda, Langres et Cologne.
Il en rapporta plusieurs œuvres antiques (Cicéron, Vitruve, Tite-Live, Quintilien et Lucrèce entre autres). Dans son texte c’est la première version complète de l’Institution oratoire de Quintilien qu’il met en avant: cet exemplaire noirci et moisi, enfermé dans le cachot d’une tour, comme un prisonnier… selon les termes qu’il utilise dans sa lettre à Guarino Veronese. Il est vrai que la publication de Quintilien renouvela totalement la prose latine du XVe siècle et eut une influence décisive sur la littérature « vulgaire » que ce soit en Italie ou en France. Néanmoins, ce n’est pas pour cette raison qu’il mérite de figurer dans notre panthéon mais bien pour le retour dans nos bibliothèques du Rerum Natura, car l’exemplaire qu’il trouva et sauva à Saint-Gall était le seul ayant subsisté. Le monde pourrait sans doute exister sans Lucrèce, mais il en serait terriblement appauvri.
Diverses manuscrits dont un exemplaire des Histoires Naturelles de Pline l’ancien, ayant appartenu à Leonadro Bruni, et un Quintilien, annoté par Lorenzo Valla, élève de Leonadro Bruni, illustrent cette section à laquelle les scénographes ont eu l’idée de donner la forme d’un studiolo, cette pièce d’étude inventée par et pour les princes qui s’entourent de lettrés et deviennent lettrés eux-mêmes, Quelques tableaux du studiolo de Frederic de Montefeltre, viennent rappeler l’importance d’Urbino dans cette histoire, Urbino, où Castiglione situera quelques décennies plus tard, Le courtisan. L’Apollon et Daphnis, de Pérugin, vient, quant à lui évoquer le studiolo de Laurent de Médicis.
Edward Wind, soulignait dans Art et anarchie, le mérite qu’avaient les potentats de la Renaissance, à s’intéresser à l’Art (et plus généralement à la culture), car leurs vies étaient infiniment plus difficiles que celles de ses contemporains magnats collectionneurs ou mécènes qui se prenaient pour leurs successeurs. Le destin des deux derniers da Carrara, morts en captivité, l’un à Milan, l’autre à Venise, celui de Julien de Médicis, assassiné lors de la conjuration des Pazzi, ou celui du dernier Sforza, Ludovic le More, mort en exil à Loches, témoignent de la difficulté de ces existences. C’est le grand père de ce dernier qui est représenté sur une magnifique enluminure commandée par Ludovic.
Notre troisième héros, est bien sûr Marsile Ficin qui traduisit à lui seul toute l’œuvre Platon, les Ennéades de Plotin, Proclus et bien d’autres. Ficin, dont il n’est même pas possible de disposer des œuvres complètes dans une édition abordable[1], mériterait d’avoir sa statue sur les places des principales villes européennes. Son édition bilingue, latin-grec de Platon en double colonne, fut une référence jusqu’au XVIIe siècle. Il eut été bon de la voir dans l’exposition. Ce n’est pas un livre rare, mais c’est un livre essentiel qui remit Platon au centre du débat philosophique, au centre de la culture, jusque là dominée par Aristote. Quant à son Commento, réécriture florentine du Banquet, il fit de l’Amour le principal sujet des débats philosophiques pendant tout le XVIe siècle. La peinture de la Renaissance n’est pas compréhensible sans ce livre. Nous nous contenterons d’un manuscrit des Ennéades, et d’un exemplaire de Virgile annotée par son éleve Ange Politien.
L’imprimerie donnera un formidable coup d’accélérateur au mouvement avec deux principaux centres, Rome et Venise, qui se partagent l’honneur des éditions princeps. Il en ira de même de la gravure qui diffusera les sculptures et les autres éléments du patrimoine antique, sortant de terre au même moment, comme les textes sortaient des armoires poussiéreuses des bibliothèques des monastères.
Destinée d’abord à l’esprit, l’exposition est également une fête pour les yeux. On ne saurait trop la recommander. Aller la voir, c’est participer modestement à la lutte contre l’ignorance, contre l’obscurantisme, contre la cécité volontaire. Il est bon de lire les classiques comme le rappellent tous les grands écrivains, de Pétrarque à Calvino. Et pour reprendre Erasme, il est bon et juste, de rendre hommage à ceux qui ont relevé la culture, car comme il le dit admirablement, la culture, n’est pas d’un pays ou d’un peuple, mais de tous les pays, de tous les peuples.
Philippe PREVAL Paris 24 Mars 2024
NOTE
[1] Restaurées.
[2] Usage.
[3] Bibliothèques.
[4] Poli.
[5] Séneque, Letres à Lucilius, 88, otium sine litteris mors est et hominis vivi sepultura.
[6] Les Editions des belles Lettres ont fait cependant un travail admirable, quoiqu’incomplet.
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